Page:Mélanges de littérature française du moyen âge.djvu/308

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veillent, à la lueur de dix cierges ; mais, las de leurs émotions, après avoir soupe, ils s’endorment tous (c’est une circonstance très heureuse, mais qu’il était difficile de prévoir). Cligès, bien que tout armé, escalade le mura l’aide d’un arbre qui pousse à côté, et ouvre à Jean ; on éteint les lumières, et Jean retire le corps du tombeau, qu’il referme avec soin. Cligès emporte son amie.

Qui moût est mate et amortee ;
Si l’acole et baise et enbrace :
Ne set se joie ou duel en face,
Que ne se remue ne muet. (V. 6210-1 5.)

Arrivés dans l’appartement souterrain, ils la dessevelissent, et Cligès, qui ne sait toujours rien du breuvage, se désole en la voyant inanimée ’. Fénice qui entend les lamentations de Cligès, peut enfin jeter un sospir et dire faiblement: « Ami, je ne suis pas tout à fait morte ; mais il s’en faut de peu. J’ai voulu jouer avec la Mort, mais elle l’a pris au sérieux. Ce sera merveille si j’en reviens, car les médecins m’ont grièvement blessée. Pour- tant, si Thessala était ici, elle pourrait me guérir. » Voilà encore une étonnante invraisemblance : comment Thessala, ne s’est-elle pas arrangée pour recevoir Fénice quand on l’amènera ? — Jean va la chercher, et, avec ses onguents et ses laituaires, elle fait si bien qu’en moins de quinze jours Fénice est complètement guérie.

Alors commence pour les amants une vie de bonheur ^ Cligès

��1. Dans ses plaintes, outre les injures habituelles à la Mort, on remarque une subtile dissertation de Cligès sur sa vie et celle de Fénice : la vie de Cligès était en Fénice, et réciproquement, en sorte que c’est en fait Cligès qui est mort et Fénice qui vit, etc.

2. Pour exprimer le bonheur de Cligès, Chrétien emploie une de ces formules banales et puériles, trop fréquentes chez nos poètes, mais dont on aimerait que le « grand maître » se fût abstenu, et qui est ici particulièrement mal placée : S’or fiist Cligès dus iVAumarie, Ou de Marroc ou de Tudele, Nel prisast il une cenele Envers la joie que il a (v. 6332-6335). Quelle grande joie pourrait-ce bien être pour Cligès, presque empereur de Constautinople, d’être duc d’Aumarie ou de Tudèle ?