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Page:Mémoires de Madame d’Épinay, Charpentier, 1865.djvu/145

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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE III.


Épinay, le 5 avril.

Nous sommes venus ici passer les fêtes de Pâques. M. d’Épinay a engagé M. de Francueil à y venir, et j’en ai été très-aise. Il a une politesse si aisée, de la grâce à tout ce qu’il fait, une complaisance, une douceur charmante ; sa figure prévient en sa faveur, et sa conversation a tant d’intérêt, qu’on ne peut se défendre d’en prendre beaucoup à lui. Il a fort réussi auprès de M. de Bellegarde. Auprès de qui ne réussiroit-il pas ! Il peint à merveille, il est grand compositeur en musique ; il a toutes sortes de connoissances, et une gaîté précieuse pour moi. J’avoue que depuis longtemps je n’avois passé des moments aussi agréables. M. d’Épinay repart demain pour une nouvelle tournée ; elle sera au moins de six mois[1].

    agréable pour les autres, autant que pour lui-même. Le jour il faisait de la musique avec moi ; il était excellent violon, et faisait ses violons lui-même, car il était luthier, outre qu’il était horloger, architecte, tourneur, peintre, serrurier, décorateur, cuisinier, poëte, compositeur de musique, menuisier, et qu’il brodait à merveille. Je ne sais pas ce qu’il n’était pas. Le malheur, c’est qu’il mangea sa fortune à satisfaire tous ces instincts divers et à expérimenter toutes choses ; mais je n’y vis que du feu, et nous nous ruinâmes le plus aimablement du monde. Le soir, quand nous n’étions pas en fête, il dessinait à côté de moi, tandis que je faisais du parfilage, et nous nous faisions la lecture à tour de rôle ; ou bien quelques amis charmants nous entouraient et tenaient en haleine son esprit fin et fécond par une agréable causerie. J’avais pour amies déjeunes femmes mariées d’une façon plus splendide, et qui pourtant ne se lassaient pas de me dire qu’elles m’enviaient bien mon vieux mari. »

  1. C’était alors un moment d’importance pour MM. les fermiers-généraux, et si M. d’Épinay partait en tournée, c’est qu’il n’était pas des bonnes têtes du conseil de la Ferme.

    « Le bail des fermes doit se renouveler au mois d’octobre prochain. Il est étonnant le nombre de gens qui font des fonds comme ils peuvent, et qui remuent toutes les protections de la cour, à commencer par la reine, jusqu aux seigneurs et dames, pour entrer dans les sous-fermes, que l’on regarde comme une voie sûre pour faire fortune, et qui est