Page:Mémoires de Madame d’Épinay, Charpentier, 1865.djvu/33

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appeler mon père, et cela est bien juste après tout ce qu’il a fait pour moi, mon père donc n’a point de préventions, il est assez juste, il ne met presque d’importance à rien ; je ne sais pas bien encore si c’est par indifférence, par indolence ou par esprit philosophique ; dans tous les cas je le plains. On perd bien des plaisirs lorsqu’on pousse trop loin, comment dirai-je ? le sommeil de l’âme, l’incurie de ce qui nous entoure. Car souvent l’on diroit qu’il ne voit ni n’entend, et lorsqu’il veut donner des marques de sa reconnoissance ou de sa bonté, c’est un signe de tête, un petit sourire, un air de contentement qui effleure son visage. On voit bien sa sensibilité ; mais tout cela s’aperçoit comme au travers d’un voile que l’on croiroit qu’il n’a pas la force de déchirer : il est difficile de deviner si on lui plaît ou non. Il parle si peu, et à peine a-t-il l’air d’écouter ; cependant rien ne lui échappe. Il oublie facilement les paroles parce qu’il est fort distrait ; mais l’impression des choses ne s’efface pas chez lui. Il ne se fâche presque jamais, et lorsqu’il est forcé de gronder, on voit bien qu’il sort de son caractère, car c’est toujours mal à propos. C’est pour moi une étude continuelle que de chercher à lui plaire ; si j’avois besoin d’y être encouragée, je serois fort à plaindre, mais l’idée seule de pouvoir quelquefois être utile à mon mari suffit bien pour ne me point lasser de cette étude.

Notre soirée fut aussi délicieuse que notre journée ; mon mari trouva qu’elle avoit passé bien vite, je ne l’ai jamais vu si aimable, nous fûmes très-gais à souper : enfin nous fîmes rire mon beau-père et ma mère. Mon beau-frère de Jully[1] me plaisanta beaucoup sur ma gaieté,

  1. Ange-Laurent, né le 2 octobre 1725. Il avait eu pour parrain Laurent Fayard, écuyer, seigneur de Champagneux, receveur général des finances