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MOT DE MADAME DE PRENINVILLE

Nous partîmes tous d’un éclat de rire. Elle aurait dit, tout de même, douze cent mille livres.

Malgré l’émigration, elle n’avait acquis aucune idée de la valeur des choses ou de l’argent. Les femmes de son âge, avant la Révolution, conservaient une ignorance du matériel de la vie qui aujourd’hui nous paraît fabuleuse. Il n’était pas même nécessaire d’être princesse. Madame de Preninville, femme d’un fermier général immensément riche, s’informant de ce qu’était devenu un joli petit enfant, fils d’un de ses gens, qu’elle voyait quelquefois jouer dans son antichambre, reçut pour réponse qu’il allait à l’école.

« Ah ! vous l’avez mis à l’école, et combien cela vous coûte-t-il ?

— Un écu par mois, madame.

— Un écu ! C’est bien cher ! J’espère au moins qu’il est bien nourri ! »

J’entendais révoquer en doute, il y a quelques jours, que madame Victoire pût avoir eu la pensée de nourrir le peuple de croûte de pâté pendant une disette. Pour, moi, j’y crois, d’abord parce que ma mère m’a dit que madame Adélaïde en plaisantait souvent sa sœur qui avait horreur de la croûte de pâté, au point d’éprouver de la répugnance à en voir servir, et puis parce que j’ai encore vu et su tant de traits de cette ingénuité vraie et candide sur la vie réelle que cela m’étonne beaucoup moins que la génération nouvelle.