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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

de conversation avec la Reine, il se leva et alla tout seul, bien que suivi de près, au piano où il se mit à improviser et à jouer de souvenir de la musique de Hændel en la chantant d’une voix aussi touchante que sonore. Ce talent de musique (il l’avait toujours passionnément aimée) était singulièrement augmenté depuis sa cruelle maladie.

On prévint le prince que la séance au piano se prolongeait ordinairement au delà de trois heures, et, en effet, après l’avoir longuement écouté, il l’y laissa. Ce qu’il y avait de remarquable c’est que ce respectable vieillard, que rien n’avertissait de l’heure, pas même la lumière du jour, avait un instinct d’ordre qui le poussait à faire chaque jour les mêmes choses aux mêmes heures, et les devoirs de la royauté passaient toujours avant ceux de famille. Sa complète cécité rendait possible le silence dont on l’environnait et que les médecins, après avoir essayé de tous les traitements, jugeaient indispensable.

Je dois au Régent la justice de dire qu’il avait les larmes aux yeux en nous faisant ce récit, un soir bien tard où nous n’étions plus que quatre ou cinq, et qu’elles coulaient le long de ses joues en nous parlant de cette voix, chantant ces beaux motets de Hændel, et de la violence qu’il avait dû se faire pour ne pas serrer dans ses bras le vénérable musicien.

Le roi George III était aussi aimé que respecté en Angleterre. Son cruel état pesait sur le pays comme une calamité publique. Il est à remarquer que, dans un pays où la presse se permet toutes les licences et ne se fait pas faute d’appeler un chat un chat, jamais aucune allusion désobligeante n’a été faite à la position du Roi, et, jusqu’à Cobbet, tout le monde en a parlé avec convenance et respect. Les vertus privées servent à cela, même sur le trône, lorsqu’on n’est pas en temps de