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UNE FOURNÉE DE PAIRS

aucune des habitudes qui, dans l’âge mûr, suppléent aux goûts de la jeunesse.

Plus le pays auquel on appartient présente de sociabilité, plus ces inconvénients sont réels. Cela est surtout sensible pour les français qui vivent en coteries formées par les sympathies encore plus que par les rapports de rang ou les alliances de famille. Rien n’est plus solide que ces liens et rien n’est plus fragile. Ils sont de verre. Ils peuvent durer éternellement, un rien peut les briser. Ils ne résistent guère à une absence prolongée. On s’aime toujours beaucoup, mais on ne s’entend plus. On croit qu’on aura grande joie à se revoir, et la réunion amène le refroidissement, car on ne parle plus la même langue, on ne s’intéresse plus aux mêmes choses. En un mot, on ne se devine plus. Le lien est brisé. Les français ont si bien l’instinct de ce mouvement de la société que nous voyons nos diplomates empressés de venir fréquemment s’y retremper ; et, de tous les européens, ce sont ceux qui résident le moins constamment dans les Cours où ils sont accrédités.

Ces réflexions, je les faisais alors aussi bien qu’à présent, et j’eus pleine satisfaction à me retrouver Gros-Jean comme devant.

Notre parti pris de n’être point hostiles au nouveau ministère reçut un échec par la décision de monsieur Decazes de nommer une fournée de soixante pairs (6 mars 1819). Ce n’est pas après avoir retrempé mon éducation britannique, pendant trois années, dans les brouillards de Londres que je pouvais envisager de sang-froid une pareille mesure.

Mon père exigeait mon silence, mais il partageait la pensée que c’était un coup mortel à la pairie. Il a porté ses fruits, car il ne serait pas bien difficile de rattacher la destruction de l’hérédité à la création de ces énor-