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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Il ne faut pas croire cependant que ce spectacle parût très beau à ceux qui y assistaient. Je doute que beaucoup de gens eussent le sang-froid de le remarquer et la philosophie d’en jouir.

Pendant plusieurs mois, et surtout durant cinq semaines à l’invasion et trois à la recrudescence, chacun, en prenant congé le soir de sa famille, conservait peu d’espoir de se retrouver le lendemain réunis au déjeuner. On ne sortait pas sans mettre ordre à ses affaires, dans l’attente d’être rapporté mourant de sa promenade.

Ces craintes se confirmaient en voyant les corbillards stationner au coin des rues, en guise de fiacres, prêts à répondre à de trop fréquents appels, et en les rencontrant, allant au grand trot, chargés de plusieurs bières.

Mais bientôt ils ne suffirent plus ; on leur donna pour auxiliaires des tapissières dont les rideaux noirs et fermés annonçaient les sinistres fonctions, et enfin de ces énormes voitures de déménagement remplies jusqu’au comble des victimes du fléau.

Je pense que ces rencontres, hélas ! bien souvent renouvelées, n’étaient indifférentes à personne ; pour moi, je conviens de bonne foi en avoir été très péniblement impressionnée.

Apparemment, pourtant, je faisais bonne contenance, car on ne me ménageait guère. Plusieurs personnes du gouvernement se réunissant chez moi tous les soirs, l’inquiète curiosité de chacun y amenait assez de monde pour les interroger, et elles faisaient les réponses concertées pour atténuer autant que possible la terreur publique.

Mais, lorsque les visites étaient parties et que ces messieurs restaient entre eux, ils cessaient de se con-