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Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome IV 1922.djvu/279

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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

n’ayant pas depuis quelque temps l’habitude d’employer le bistouri, il souhaitait appeler Marjolin. « Je comprends ; vous aimez mieux être deux. » Et, depuis ce moment, la conviction de son danger ne le quitta plus, sans réussir à l’émouvoir.

Monsieur de Montrond, envoyé par lui le dimanche chez le Roi, lui rapporta qu’il l’avait annoncé comme bien souffrant : « Bien souffrant ! c’est bien mal qu’il fallait dire. » Et puis, après de telles paroles, il se reprenait à causer de tout avec une liberté d’esprit qui frappait d’autant plus que son attitude de corps était plus douloureuse.

Un affreux étouffement, qui allait jusqu’à la suffocation, ne lui permettait pas de rester couché et la plaie de la tumeur de pouvoir être assis. Il était penché de côté sur son lit, les jambes pendantes, soutenu par deux valets de chambre qui se relayaient, la tête affaissée sur la poitrine ; et c’était de cet état qu’il se relevait pour témoigner reconnaissance à ses nombreux visiteurs, profiter de leur conversation et y chercher quelque distraction aux maux qu’il endurait avec une patience, fille du courage.

Je vis le Chancelier bien affecté de ce triste spectacle. Il se rappelait monsieur de Talleyrand, triomphant de son succès, déployant sa haute capacité, tenant en 1814, dans cette même chambre, les conseils où il était décidé du sort de l’Europe, et le contraste ne prêtait que trop aux réflexions mélancoliques que notre pauvre nature humaine ne cesse de fournir aux esprits observateurs.

Cependant, le danger croissait d’heure en heure. Les salons de l’hôtel de Talleyrand étaient remplis de personnages de tous les rangs et de toutes les opinions ; la famille ne désemparait pas.