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CARACTÈRE DE SIR JOHN LEGARD

juste, nous le sentions et lui en tenions compte. La justice est un grand moyen de domination vis-à-vis de la jeunesse.

Je n’étais pas une de ses favorites ; il me trouvait de l’orgueil. Il est convenu depuis que ce n’était que de la fierté. Placée dans une situation où je pensais que son autorité sur moi pourrait s’exercer de façon à blesser mes parents, je me tenais dans une grande réserve et ne m’exposais guère à ses reproches, mais je n’en étais pas moins sensible à son approbation. Il prenait chaque jour une prise de tabac après le dîner. Une fois, quelqu’un lui en demanda :

« J’ai oublié ma tabatière », dit-il.

Une de mes compagnes offrit de l’aller chercher.

« Merci, Adèle y est allée ».

Je revins, en effet, apportant la tabatière. J’avais aperçu le mouvement qu’il avait fait un instant avant en la cherchant.

« Ah ! vous aviez raison, sir John, dit milady. Adèle y est allée, vous le saviez donc ?

– Oui, je le savais. »

Et ce : je le savais, m’est resté gravé dans la mémoire comme une des paroles les plus flatteuses qu’on m’ait jamais adressées. Quel moyen d’éducation qu’une telle influence si on n’en abusait pas !

Il était martyrisé par la goutte et, pendant l’hiver surtout, cloué sur un fauteuil où il souffrait avec un courage admirable. Lorsqu’il avait la liberté de ses mains, il manœuvrait très adroitement son fauteuil dans toute la maison, mais souvent il était réduit à avoir besoin d’assistance même pour tourner les pages de son livre et c’était à qui de nous lui rendrait ce service. Quelquefois, pour nous témoigner sa reconnaissances, il lisait tout haut. Il préférait Shakespeare qu’il rendait admirable-