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DÉPART DE MES PARENTS POUR LONDRES

ges de métaphysique. Mon père ne me les laissait pas lire seule, mais il me les permettait sous ses yeux. Il aurait craint de voir germer des idées fausses dans ma jeune cervelle si ses sages réflexions ne les avaient pas arrêtées. Par compensation peut-être, mon père, dont, au reste, c’était le goût, ajoutait à mes études quelques livres sur l’économie politique qui m’amusaient beaucoup. Je me rappelle que les rires de monsieur de Calonne, lorsque l’année suivante, à Londres, il me trouva lisant un volume de Smith, Wealth of nations, dont je faisais ma récréation, furent pour moi le premier avertissement que ce goût n’était pas général aux filles de quinze ans.

Ma mère, menacée d’une maladie du sein, dut aller consulter à Londres et le résultat de cette consultation fut qu’il fallait rester près des médecins. Sa famille se cotisa pour lui en fournir les moyens. Lady Harcourt, son amie, et lady Clifford, sa cousine, se chargèrent de ces arrangements. La reine de Naples, avec qui elle était toujours restée en correspondance, exigea qu’elle ne s’éloignât pas des secours de l’art et lui envoya trois cents louis, en la prévenant que, chaque année, l’ambassadeur de Naples lui en remettrait autant. Ses parents lui complétèrent cinq cent livres sterling avec lesquels il était possible de végéter à Londres.

Mon père revint en Westmoreland chercher mon frère et moi qui y étions restés.

Je ne puis m’empêcher de raconter ici une circonstance qui me frappa vivement. Le chevalier Legard, désolé de la perspective de se trouver seul avec sa femme, était encore plus maussade pour elle que de coutume, et j’en étais indignée, car elle était aussi bonne pour moi qu’il était en elle de l’être pour qui que ce fût. Un soir, nous étions toutes deux dans un petit char à bancs qu’il menait.