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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Lorsqu’il se trouvait forcé, par quelques circonstances impossibles à éviter, à se trouver en bonne compagnie, il y souffrait visiblement. Il avait pourtant une belle figure, fort noble, et ses façons, quoique froides et embarrassées, avaient de la distinction. Une liaison intime avec la jeune comtesse de Vaudreuil le mit pendant quelques mois dans le monde, mais il y était toujours mal à son aise.

Il allait un peu plus volontiers qu’ailleurs dans ce qu’on appelait la société créole. Elle était composée de personnes dont les habitations n’avaient pas été assez dévastées pour être détruites entièrement. Les négociants de Londres leur faisaient, à intérêts bien onéreux, de petites avances dont ils ont fini par n’être pas payés. Cette classe de créoles était alors la moins malheureuse parmi les émigrés. Une certaine madame de Vigné en était la plus riche. Elle tenait une espèce d’état, appelait monsieur le duc de Bourbon le voisin, parce qu’il demeurait dans sa rue, et était suffisamment vulgaire pour le mettre à son aise.

C’est elle qui répondait à un anglais qui lui demandait si elle était créole :

« Oui, monsieur, et des bonnes, car je roule. »

Paroles que l’anglais fut obligé de se faire expliquer. Sa fille, très jolie et très aimable, était l’objet des prétentions de tout ce que l’émigration avait de plus distingué ; mais elle fit la difficile, les moulins des habitations cessèrent de rouler, et elle fut trop heureuse d’épouser le consul d’Angleterre à Hambourg. Mademoiselle de La Touche, fille de madame Arthur Dillon, et mademoiselle de Kersaint, toutes deux riches de possessions à la Martinique, avaient été plus avisées. La première épousa le duc de Fitz-James, l’autre, le duc de Duras. J’ai été par la suite très liée avec toutes deux, et j’aurai à en reparler.