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LE DUC DE BERRY

vait de tout jusqu’au moment où elle devait se remplir de nouveau.

Il ne partageait pas en politique les folies de l’émigration. Je l’ai vu s’indigner de bonne foi contre les gens qui excusaient la tentative faite sur le Premier Consul par la machine infernale. Je me rappelle entre autre une boutade contre monsieur de Nantouillet, son premier écuyer, à cette occasion. Il était en cela bien différent d’autres émigrés. Le comte de Vioménil, par exemple, cessa de venir chez ma mère, avec laquelle il était lié depuis nombre d’années, parce que j’avais dit que la machine infernale me semblait une horrible conception. Le futur maréchal racontait à tout son monde qu’on ne pouvait s’exposer à entendre de pareils propos, et l’auditoire partageait son indignation.

Monsieur le duc de Berry était resté très français. Nous apprîmes un soir, dans le salon de lady Harington, où se trouvait le prince de Galles, les succès d’une petite escadre française dans les mers de l’Inde. Monsieur le duc de Berry ne pouvait pas cacher sa joie ; je fus obligée de le catéchiser pour obtenir qu’il la retînt dans des limites décentes au lieu où il était. Le lendemain, il arriva de bonne heure chez nous :

« Hé bien, mes gouvernantes, j’ai été bien sage hier soir, mais je veux vous embrasser ce matin en signe de joie. »

Il embrassa ma mère et moi, et puis se prit à sauter et à gambader en chantant :

« Ils ont été battus, ils ont été battus ; nous les battons sur l’eau comme sur terre ; ils sont battus. Ah ! mes gouvernantes, laissez-moi dire, nous sommes seuls ici !… »

On ne peut nier qu’il n’y eût de la générosité dans cette joie d’un succès hostile à tous ses intérêts person-