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DRAGONETTI ET VIOTTI

lui donnait des fêtes charmantes où tout le monde voulait aller. Non seulement elle était invitée aux concerts, mais à toutes les réunions de société et même de coterie. Actrice excellente, sa méthode de chanter était admirable. Elle a mis à la mode des voix de contralto qui ont à peu près expulsé du théâtre celles de soprano, seules appréciées jusque-là. Le premier grand talent qui se trouvera posséder une voix de cette dernière nature amènera une nouvelle révolution.

Le musicien le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré, c’est Dragonetti. Il était alors à l’apogée du prodigieux talent avec lequel il avait maîtrisé, assoupli, apprivoisé, on pourrait dire, cet immense et grossier instrument qu’on appelle une contrebasse, au point de le rendre enchanteur. Il tirait de ces trois gros câbles dont il est monté et qu’il faut toucher à pleine main des sons ravissants, et était parvenu à une exécution qui tient du prodige.

Je me souviens qu’à la suite d’un grand concert donné par le comte de Fonchal, la foule s’étant écoulée, nous restâmes en petit comité pour le souper. On parla de danses nationales, de la tarentelle. La fille de l’ambassadeur de Naples la dansait très bien, je l’avais dansée autrefois. On nous pressa de l’essayer. Viotti s’offrit à la jouer, mais il savait mal l’air. Dragonetti le lui indiqua. Nous commençâmes notre danse. Viotti jouait, Dragonetti accompagnait. Bientôt nous fûmes essoufflées, et les danseuses s’assirent. Viotti termina son métier de ménétrier en improvisant une variation charmante. Dragonetti la répéta sur la contrebasse. Le violon reprit une variation plus difficile, l’autre l’exécuta avec la même netteté. Viotti s’écria :

« Ah ! tu le prends comme cela ! nous allons voir. » Il chercha tous les traits les plus difficiles que Dra-