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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

rang dans les lieux où l’on jouait ; jamais il n’a recherché ce qu’on appelle une bonne partie ; cependant il comptait sur cent mille écus de rente en fonds de cartes, comme il aurait compté sur un revenu en terres. Il était le plus beau joueur et le plus juste qu’on pût renconter ; la décision du duc de Laval aurait fait loi dans toute l’Europe sur un coup douteux.

Il avait été bon officier et on prétendait qu’il avait le coup d’œil militaire. Il s’était assez distingué pendant la campagne des princes où il avait eu le malheur de voir tuer sous ses yeux son second fils, Achille, le seul de ses enfants qu’il ait jamais aimé. Lors du licenciement de cette armée, il se conduisit vis-à-vis de son corps avec une paternelle générosité qui ne fut imitée par personne, et lui mérita la plus haute estime.

Dans le cours ordinaire de la vie, il professait l’égoïsme jusqu’à l’exagération. Il rencontrait sa belle-fille à pied dans la rue un jour où il commençait à pleuvoir, n’affectait pas même de ne l’avoir point remarquée, et lui disait le soir :

« Caroline, vous avez dû être horriblement mouillée ce matin ; je vous aurais bien fait monter dans ma voiture, mais j’ai craint l’humidité si on ouvrait la portière. »

Il y en aurait mille à citer de cette force ; ses enfants l’aimaient pourtant, et tout le monde lui rendait. Il faisait beaucoup de visites ; c’était chez lui un système de conduite ; il prétendait que c’était le meilleur moyen pour qu’on ne dise pas autant de mal de vous, qu’on ménage toujours un peu les gens qui peuvent entrer pendant qu’on en parle.

Tous les ana sont remplis de ses coq-à-l’âne ; par une singulière disposition de son esprit il ne pouvait se mettre dans la tête la véritable acception des mots. Il ne péchait