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MON GRAND-PÈRE

aucune nouvelle. On s’informe ; on le cherche et on le trouve dormant sur son fauteuil. Il se réveille en sursaut, s’approche du ministre, lui remet un gros paquet.

« Monseigneur, voilà le traité signé.

— Quel traité ?

— Celui de la Martinique.

— De la Martinique ?

— C’est le prince de Modène qui m’a expédié.

— Le prince de Modène ? ah ! je commence à comprendre ; allez vous coucher, achevez votre nuit et revenez demain matin. »

Le ministre rit fort du rêve du jeune officier qui le continuait même en lui parlant ; mais, à mesure qu’il lisait ces étranges dépêches, il crut rêver à son tour ; toutes les autorités de l’île étaient sous la même illusion et le prince lui-même avait écrit le plus sérieusement du monde sous son caractère emprunté. La lettre qu’il avait montrée à mon grand-père était dans le paquet.

Le lendemain matin, monsieur de Maurepas le reçut avec une grande bonté, lui apprit que son duc de Modène était un aventurier qui, probablement, avait voulu se débarrasser de lui. Il était, au reste, peu extraordinaire qu’un jeune homme eût partagé une opinion si bien établie dans la colonie ; il l’absolvait donc du tort d’avoir quitté sa corvette. Le vaisseau auquel Son Altesse l’avait promu était déjà donné, mais, eu égard à la recommandation de son cousin germain, et plus encore parce qu’il était un fort bon officier, le Roi lui donnait le commandement d’une frégate à bord de laquelle monsieur de Maurepas espérait qu’il mériterait bientôt la croix. Mon grand-père, tout honteux et bien dégrisé de ses rêves de fortune, s’en retourna à Brest, fort content pourtant de s’être si bien tiré de l’abandon de sa corvette. Quant au