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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Monsieur le comte d’Artois partageait celle du Roi. Il était par son heureux caractère, par ses grâces, peut-être même par sa légèreté, le benjamin de toute la famille ; il faisait sottise sur sottise ; le Roi le tançait, lui pardonnait, et payait ses dettes. Hélas ! celle qu’il ne pouvait pas combler, c’est la déconsidération qu’il amassait sur sa propre tête et sur celle de la Reine !

Le Roi ne jouait jamais qu’au trictrac et aux petits écus ; il disait à un gros joueur qui faisait un jour sa partie : « Je conçois que vous jouiez gros jeu, si cela vous amuse ; vous, vous jouez de l’argent qui vous appartient, mais, moi, je jouerais l’argent des autres. » Et, pendant qu’il tenait des propos de cette nature, monsieur le comte d’Artois et la Reine jouaient un jeu si énorme qu’ils étaient obligés d’admettre dans leur société intime tous les gens tarés de l’Europe pour trouver à faire leur partie. C’est de cette malheureuse habitude, car ce n’était une passion ni pour l’un ni pour l’autre, que sont venues toutes les calomnies qui ont abreuvé la vie de notre malheureuse Reine de tant de chagrins, même avant que les malheurs historiques eussent commencé pour elle.

Qui aurait osé accuser la reine de France de se vendre pour un collier, si on ne l’avait pas vue autour d’une table chargée d’or et aspirant à en gagner à ses sujets ? Sans doute, elle y attachait au fond peu de prix ; mais, quand on joue, on veut gagner et il est impossible d’éviter l’extérieur de l’âpreté. D’ailleurs, les princes, accoutumés à ce que tout leur cède, sont presque toujours mauvais joueurs, et c’est une raison de plus pour eux d’éviter le gros jeu. Mais, si la Reine n’aimait pas le jeu, pourquoi jouait-elle ? Ah ! c’est qu’elle avait une autre passion, celle de la mode. Elle se parait pour être à la mode, elle faisait des dettes pour être à la mode, elle jouait pour être à la mode, elle était esprit fort pour être