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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Lundi 24.

Aucun espoir de recevoir les cinq malles qui sont dues, et je partirai sans avoir de vos nouvelles. Je suis bien tentée quelquefois d’en attendre ici ; mais leur arrivée est si incertaine et tous les retards sont si pénibles à mon cœur que je pars demain, décidément. — J’ignore comment nous traverserons l’Elbe ; on me fait espérer que ce sera en voiture sur la glace, ce qui, de toutes les manières, serait la plus expéditive. J’avoue cependant que je préfère la terre ferme à ce sol aquatique, car, malgré mon peu de poltronnerie, un jour que je traversai le golfe de Nyborg, en voyant des marques de dégel tout autour de moi, je n’étais pas fort à mon aise. Enfin, nous verrons. Vous recevrez probablement une lettre de Brunswick où je vous parlerai de tout cela. — Imaginez ce qui m’est arrivé hier au soir : j’ai été à la Comédie où l’on donnait Paul et Virginie ; je ne sais pourquoi la scène, fort mal jouée, où Virginie apprend qu’elle doit quitter sa mère : « c’est un devoir, ce ne sera qu’un voyage… » m’a rappelé une matinée bien cruelle. Je me suis mise à pleurer au grand étonnement de mes voisins qui ne voyaient rien là de bien touchant. Malheureusement, monsieur de Boigne a voulu chercher à me distraire : ma foi, les sanglots se sont mis de la partie, tous les yeux se sont tournés vers moi et, encore un peu, j’allais faire scène. Cependant, j’ai eu assez de sang-froid pour n’avoir pas l’air de m’apercevoir de l’effet que j’avais fait ; on a beaucoup chuchoté en me regardant pendant le reste du spectacle et, s’il s’y trouvait quelque déserteur involontaire de Manchester (espèce qui fourmille ici), je ne doute pas qu’avec quelques grains de l’imagination fertile de ce pays là, on ne parvînt à fabriquer une fort jolie petite noirceur sur ce sujet. —