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Page:Mémoires du Baron de Marbot - tome 1.djvu/124

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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

l’immense palais Centurione, avec Colindo, Bastide et le vieux concierge.

Une semaine s’était à peine écoulée depuis que j’avais eu le malheur de perdre mon père, lorsque le général en chef Masséna, qui avait besoin d’un grand nombre d’officiers autour de lui (car il en faisait tuer ou blesser quelques-uns presque tous les jours), me fit ordonner d’aller faire auprès de lui le service d’aide de camp, ainsi que le faisaient R*** et tous les officiers des généraux morts ou hors d’état de monter à cheval. J’obéis… Je suivais toute la journée le général en chef dans les combats, et, lorsque je n’étais pas retenu au quartier général, je rentrais, et la nuit venue, Colindo et moi, passant au milieu des mourants et des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants qui encombraient les rues, nous allions prier au tombeau de mon père.

La famine augmentait d’une façon effrayante dans la place. Un ordre du général en chef prescrivait de ne laisser à chaque officier qu’un seul cheval, tous les autres devaient être envoyés à la boucherie. Mon père en avait laissé plusieurs ; il m’aurait été très pénible de savoir qu’on allait tuer ces pauvres bêtes. Je leur sauvai la vie en proposant à des officiers d’état-major de les leur donner en échange de leurs montures usées que je livrai à la boucherie. Ces chevaux furent plus tard payés par l’État sur la présentation de l’ordre de livraison ; je conservai un de ces ordres comme monument curieux ; il porte la signature du général Oudinot, chef d’état-major de Masséna.

La perte cruelle que je venais d’éprouver, la position dans laquelle je me trouvais et la vue des scènes vraiment horribles auxquelles j’assistais tous les jours, avaient en peu de temps mûri ma raison plus que ne l’auraient fait plusieurs années de bonheur. Je compris