Page:Mérimée - Carmen.djvu/345

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nous arrangerons de votre chanvre. Allons, voyons, Nastasie Petrovna…

« — Mon Dieu ! une marchandise comme cela, c’est si drôle, si singulier !…

Ici Tchitchikof, arrivé aux dernières limites de sa patience, l’envoya à tous les diables, en jetant par terre la chaise qui était auprès de lui. La vieille avait une grande peur du diable.

« — Oh ! ne parle pas de celui-là ! Dieu soit avec lui ! s’écria-t-elle en pâlissant. Il y a trois nuits que j’en ai rêvé, du maudit. C’est que le soir, après la prière, je m’étais amusée à me tirer les cartes. C’est un jugement de Dieu qui l’a envoyé. Ah ! qu’il était laid ! et des cornes plus longues que des cornes de bœuf !

« — Je m’étonne que vous n’en voyiez pas par douzaines. Moi, par pure charité chrétienne, je me dis : Voilà une pauvre veuve qui s’extermine à faire aller sa maison… Que le diable la confonde et la patafiole !…

« — Oh ! ne dis pas de mots comme cela ! s’écria la vieille dame en le regardant d’un air effrayé.

« — Et l’on ne peut vous arracher un mot ! En vérité, vous êtes comme le chien (parlant par respect)…, oui, le chien du jardinier qui est sur le foin, qui ne mange pas de foin, et qui empêche les autres d’en manger. Moi, je voulais vous acheter vos produits, parce que j’ai des fournitures du gouvernement…

Ce petit mensonge lui était venu tout à fait à l’improviste et en passant ; néanmoins le mot fit son effet. Fournitures du gouvernement, cela fit dresser les oreilles de Nastasie Petrovna, et, d’une voix presque suppliante, elle lui dit :

« — Eh ! pourquoi donc, petit père, te fâches-tu comme cela ? Si j’avais su que tu avais un si mauvais caractère, je ne t’aurais rien dit. Pourquoi te mettre en colère ?