Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/223

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proche ; que voit-il ? un homme mort, percé par l’épée même qu’il venait de prêter. Depuis ce moment il est désespéré, il se reproche sa complaisance, et il craint d’avoir fait un péché mortel. Moi, j’essaye de le rassurer ; je crois le péché véniel, en ce que, s’il n’avait pas prêté son épée, il aurait été la cause que deux hommes se seraient battus à armes inégales. Qu’en pensez-vous, mon père ? n’êtes-vous pas de mon sentiment ?

Le prêtre, qui était apprenti casuiste, dressa les oreilles à cette histoire et se frotta quelque temps le front comme un homme qui cherche une citation. Don Juan ne savait où voulait en venir don Garcia ; mais il n’ajouta rien, craignant de faire quelque gaucherie.

— Mon père, poursuivit Garcia, la question est fort ardue, puisqu’un aussi grand savant que vous hésite à la résoudre. Demain, si vous le permettez, nous reviendrons savoir votre sentiment. En attendant, veuillez, je vous prie, dire ou faire dire quelques messes pour l’âme du mort. Il déposa, en disant ces mots, deux ou trois ducats dans la main du prêtre, ce qui acheva de le disposer favorablement pour des jeunes gens si dévots, si scrupuleux et surtout si généreux. Il leur assura que le lendemain, au même lieu, il leur donnerait son opinion par écrit. Don Garcia fut prodigue de remerciements ; puis il ajouta d’un ton dégagé, et comme une observation de peu d’importance : Pourvu que la justice n’aille pas nous rendre responsables de cette mort ! nous espérons en vous pour nous réconcilier avec Dieu.

— Quant à la justice, dit le prêtre, vous n’avez rien à craindre. Votre ami, n’ayant fait que prêter son épée, n’est point légalement complice.

— Oui, mon père, mais le meurtrier a pris la fuite. On examinera la blessure, on trouvera peut-être l’épée ensanglantée… que sais-je ? Les gens de loi sont terribles, dit-on.