Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/310

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velle, Tamango stupéfait se frappa la tête, puis il prit son fusil, et comme la rivière faisait plusieurs détours avant de se décharger dans la mer, il courut, par le chemin le plus direct, à une petite anse, éloignée de l’embouchure d’une demi-lieue. Là, il espérait trouver un canot avec lequel il pourrait joindre le brick, dont les sinuosités de la rivière devaient retarder la marche. Il ne se trompait pas : en effet, il eut le temps de se jeter dans un canot et de joindre le négrier.

Ledoux fut surpris de le voir, mais encore plus de l’entendre redemander sa femme. « Bien donné ne se reprend plus, » répondit-il ; et il lui tourna le dos. Le noir insista, offrant de rendre une partie des objets qu’il avait reçus en échange des esclaves. Le capitaine se mit à rire, dit qu’Ayché était une très-bonne femme, et qu’il voulait la garder. Alors le pauvre Tamango versa un torrent de larmes, et poussa des cris de douleur aussi aigus que ceux d’un malheureux qui subit une opération chirurgicale. Tantôt il se roulait sur le pont en appelant sa chère Ayché ; tantôt il se frappait la tête contre les planches, comme pour se tuer. Toujours impassible, le capitaine, en lui montrant le rivage, lui faisait signe qu’il était temps pour lui de s’en aller ; mais Tamango persistait. Il offrit jusqu’à ses épaulettes d’or, son fusil et son sabre. Tout fut inutile.

Pendant ce débat, le lieutenant de l’Espérance dit au capitaine : « Il nous est mort cette nuit trois esclaves ; nous avons de la place. Pourquoi ne prendrions-nous pas ce vigoureux coquin, qui vaut mieux à lui seul que les trois morts ? » — Ledoux fit réflexion que Tamango se vendrait bien mille écus ; que ce voyage, qui s’annonçait comme très-profitable pour lui, serait probablement son dernier ; qu’enfin sa fortune étant faite, et lui renonçant au commerce d’esclaves, peu lui importait de laisser à la côte de Guinée une bonne ou une mauvaise réputation. D’ailleurs