Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/438

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tina et lui donna un grand nombre de coups de corne dans les jambes ; mais, s’apercevant qu’elles étaient trop bien défendues par le pantalon de cuir garni de fer, il se retourna et baissa la tête pour lui enfoncer sa corne dans la poitrine. Alors Sevilla, se soulevant d’un effort désespéré, saisit d’une main le taureau par l’oreille, de l’autre il lui enfonça les doigts dans les naseaux, pendant qu’il tenait sa tête collée sous celle de cette bête furieuse. En vain le taureau le secoua, le foula aux pieds, le heurta contre terre ; jamais il ne put lui faire lâcher prise. Nous regardions avec un serrement de cœur cette lutte inégale. C’était l’agonie d’un brave ; on regrettait presque qu’elle se prolongeât ; on ne pouvait ni crier, ni respirer, ni détourner les yeux de cette scène horrible : elle dura près de deux minutes. Enfin le taureau, vaincu par l’homme dans ce combat corps à corps, l’abandonna pour poursuivre des chulos. Tout le monde s’attendait à voir Sevilla emporté à bras hors de l’enceinte. On le relève ; à peine est-il sur ses pieds, qu’il saisit une cape et veut attirer le taureau, malgré ses grosses bottes et son incommode armure de jambes. Il fallut lui arracher la cape, autrement il se faisait tuer à cette fois. On lui amène un cheval ; il s’élance dessus, bouillant de colère, et attaque le taureau au milieu de la place. Le choc de ces deux vaillants adversaires fut si terrible, que cheval et taureau tombèrent sur les genoux. Oh ! si vous aviez entendu les viva, si vous aviez vu la joie frénétique, l’espèce d’enivrement de la foule en voyant tant de courage et tant de bonheur, vous eussiez envié comme moi le sort de Sevilla ! Cet homme est devenu immortel à Madrid…

Juin 1842.

P. S. Hélas ! que vient-on de m’apprendre ! Francisco Sevilla est mort l’année dernière. Il est mort, non dans le