Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/78

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en pensant à ses camarades de régiment, aux salons de Paris, surtout à miss Nevil. Puis il songeait aux reproches de sa sœur, et ce qui restait de corse dans son caractère justifiait ces reproches et les rendait plus poignants. Un seul espoir lui restait dans ce combat entre sa conscience et ses préjugés, c’était d’entamer, sous un prétexte quelconque, une querelle avec un des fils de l’avocat et de se battre en duel avec lui. Le tuer d’une balle ou d’un coup d’épée conciliait ses idées corses et ses idées françaises. L’expédient accepté, et méditant les moyens d’exécution, il se sentait déjà soulagé d’un grand poids, lorsque d’autres pensées plus douces contribuèrent encore à calmer son agitation fébrile. Cicéron, désespéré de la mort de sa fille Tullia, oublia sa douleur en repassant dans son esprit toutes les belles choses qu’il pourrait dire à ce sujet. En discourant de la sorte sur la vie et la mort, M. Shandy se consola de la perte de son fils. Orso se rafraîchit le sang en pensant qu’il pourrait faire à miss Nevil un tableau de l’état de son âme, tableau qui ne pourrait manquer d’intéresser puissamment cette belle personne.

Il se rapprochait du village, dont il s’était fort éloigné sans s’en apercevoir, lorsqu’il entendit la voix d’une petite fille qui chantait, se croyant seule sans doute, dans un sentier au bord du mâquis. C’était cet air lent et monotone consacré aux lamentations funèbres, et l’enfant chantait : « À mon fils, mon fils, en lointain pays — gardez ma croix et ma chemise sanglante… »

— Que chantes-tu là, petite ? dit Orso d’un ton de colère, en paraissant tout à coup.

— C’est vous, Ors’ Anton’ ! s’écria l’enfant un peu effrayée… C’est une chanson de mademoiselle Colomba…

— Je te défends de la chanter, dit Orso d’une voix terrible.

L’enfant, tournant la tête à droite et à gauche, semblait chercher de quel côté elle pourrait se sauver, et sans