Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/84

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— Bien ! va le porter. — C’était au pied d’un pin, et le lieu était parfaitement indiqué. Il porte l’argent, l’enterre au pied de l’arbre et revient me trouver. Je m’étais embusqué aux environs. Je demeurai là avec mon homme six mortelles heures. Monsieur della Rebbia, je serais resté trois jours s’il eût fallu. Au bout de six heures paraît un Bastaccio[1], un infâme usurier. Il se baisse pour prendre l’argent, je fais feu, et je l’avais si bien ajusté que sa tête porta en tombant sur les écus qu’il déterrait. — Maintenant, drôle ! dis-je au paysan, reprends ton argent, et ne t’avise plus de soupçonner d’une bassesse Giocanto Castriconi. — Le pauvre diable, tout tremblant, ramassa ses soixante-cinq francs sans prendre la peine de les essuyer. Il me dit merci, je lui allonge un bon coup de pied d’adieu, et il court encore.

— Ah ! curé, dit Brandolaccio, je t’envie ce coup de fusil-là. Tu as dû bien rire ?

— J’avais attrapé le Bastiaccio à la tempe, continua le bandit, et cela me rappela ces vers de Virgile :

Liquefacto tempora plumbo
Diffidit, ac multâ porrectum extendit arenâ
.

Liquefacto ! Croyez-vous, monsieur Orso, qu’une balle de plomb se fonde par la rapidité de son trajet dans l’air ? Vous qui avez étudié la balistique, vous devriez bien me dire si c’est une erreur ou une vérité ?

Orso aimait mieux discuter cette question de physique que d’argumenter avec le licencié sur la moralité de son action. Brandolaccio, que cette dissertation scientifique n’amusait guère, l’interrompit pour remarquer que le soleil allait se coucher : — Puisque vous n’avez pas voulu

  1. Les Corses montagnards détestent les habitants de Bastia, qu’ils ne regardent pas comme des compatriotes. Jamais ils ne disent Bastiese, mais Bastiaccio : on sait que la terminaison en accio se prend d’ordinaire dans un sens de mépris.