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L’INSPECTEUR GÉNÉRAL.

de sa soupente, on mange des pâtés. D’un autre côté, il faut en convenir, il n’y a rien de comparable à la vie qu’on mène à Piter. Qu’on ait le gousset garni, quelle jolie vie d’homme politique on y fait… Les théâtres… les chiens savants, tout ce qu’on peut souhaiter. On y a des façons de parler si délicates qu’on dirait que c’est tout noblesse. Tu sors, les marchands te crient : Monsieur daigne-t-il commander quelque chose ? Tu passes la rivière, c’est un employé qui s’assied auprès de toi. Tu veux de la compagnie, entre dans un magasin. Un chevalier-garde te racontera ce qui se passe au camp, et t’explique ce que veut dire chaque étoile au ciel comme si tu l’avais dans la paume de ta main… Une vieille femme d’officier est prête à faire des bêtises… Une autre fois, c’est une jolie femme de chambre qui se retourne d’un air… fff ! (Il sourit en secouant la tête.) Au diable la galanterie ! Elles n’ont pas un mot tendre à vous dire ; toujours vous. — Quand on est las de marcher, on prend un fiacre, on s’assied comme un monsieur, et si on ne veut pas payer — chose facile ; chaque maison a sa porte de derrière, par où l’on file que le diable ne vous rattraperait pas. Il y a un revers à la médaille : aujourd’hui on se donne une bosse, demain on crève de faim. Exemple : aujourd’hui. C’est sa faute. Mais qu’y faire ? Le papa nous donne de l’argent ; ce n’est pas pour en faire des reliques. Allons faire la noce ! Il nous faut des fiacres ; chaque jour il m’envoie lui chercher un billet pour la comédie — ça dure une semaine, et puis il me dit de porter son habit neuf chez ma tante. Je lui ai vu vendre au fripier jusqu’à sa dernière chemise, tant qu’il ne lui restait plus qu’une malheureuse petite redingote et sa robe de chambre, vrai comme il n’y a qu’un Dieu. Et de si beau drap ! du drap anglais. Un habit lui coûte cent cinquante roubles. Il met vingt roubles à son gilet, et pour les pantalons, je