Page:Machado de Assis - Mémoires posthumes de Bras Cubas.djvu/122

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tu ne te hâtes, tu ne retrouveras plus ta mère vivante… » Cette dernière phrase me fut cruelle. J’aimais ma mère. Je me rappelai ses dernières bénédictions à bord du navire : « Pauvre enfant ! jamais plus je ne te reverrai. » Et la pauvre femme sanglotait en me serrant sur son cœur. Ses paroles résonnaient alors à mes oreilles comme une prophétie réalisée.

Notez bien que je me trouvais alors à Venise, où vibraient encore les vers de Byron. Je marchais en plein songe, revivant le passé, me croyant encore dans la Sérénissime République. Oui vraiment, je demandai une fois au gondolier si le doge irait se promener ce jour-là. « Quel doge, signor mio ? » Je retombai en moi-même, mais je ne voulus pas avouer mon illusion. Je dis au brave homme que ma demande était une espèce de charade américaine. Il feignit de comprendre, et ajouta qu’il appréciait beaucoup les charades américaines. Eh bien ! j’abandonnai tout : le gondolier, le doge, le pont des Soupirs, les vers du lord, les dames du Rialto, j’abandonnai tout, et je partis comme une balle dans la direction de Rio de Janeiro.