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MÉLANGES EN PROSE.

tous les prodiges qui ont eu lieu ; on attribue le mal à la nature du temps ; on en accuse la qualité de l’air propre à propager la peste ; on se souvient que la même chose arriva en 1348 et en 1478 ; chacun cherche des souvenirs pareils ; et l’on finit par conclure que ce fléau n’est pas le seul qui nous menace, et qu’une foule d’autres maux sont prêts à fondre sur nous.

Voilà les aimables sujets d’entretien que l’on entend à toute heure ; et quoique je pusse dans un seul mot vous faire voir, par les yeux de l’esprit, l’affligeant spectacle que présente notre misérable patrie, en vous disant ; imaginez qu’elle est totalement différente de ce que vous aviez coutume de la voir (car rien ne peut mieux vous faire apprécier sa situation actuelle que cette comparaison faite en vous-même), toutefois, je veux que vous puissiez en avoir une connaissance plus particulière, car, quelle que soit la force de l’imagination, il lui est impossible d’atteindre sur tous les points à la réalité. Je ne crois point vous en pouvoir donner une plus exacte peinture qu’en vous citant mon exemple. Je vais donc vous exposer la vie que je mène, afin que vous jugiez par là de celle des autres.

Vous saurez donc que l’un des jours ouvrables de la semaine je sortis de chez moi à l’heure où le soleil a dissipé toutes les vapeurs de la terre, pour prendre mon exercice accoutumé : cependant j’avais eu soin, avant de sortir, de faire quelques remèdes, et de me munir, contre le poison de la peste, de certains préservatifs dans lesquels j’ai la confiance la plus entière et la plus étendue, quoique l’illustre Mengo[1] dise que ce ne sont que des cuirasses de papier. À peine avais-je fait quelques pas, qu’il fallut bannir de mon esprit toute autre pensée, quelque grave, quelque importante qu’elle pût être ; car le premier objet de bon augure qui s’offrit à mes regards fut les fossoyeurs, non ceux des pestiférés, mais les fossoyeurs ordinaires, qui, au lieu de se plaindre,

  1. Mengo Branchelli, de Faenza, qui a écrit sur la peste.