Page:Machiavel - Oeuvres littéraires - trad Peries - notes Louandre - ed Charpentier 1884.djvu/361

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prix depuis que je ne vois plus ces beaux yeux qui soutenaient ma vie, comme l'eau nourrit les poissons. » — « Madame, lui répondis-je, si mes conseils ont quelque pouvoir sur vous, je vous prie de me suivre, non pas par amour pour moi, je sens combien j'en suis indigne, mais pour votre propre réputation. Si elle a été obscurcie par quelques nuages, accusez-en les mauvaises langues du prochain plutôt que vous-même, et vous ne tarderez pas à la recouvrer. Combien j'en connais qui, après avoir fui leurs maris, ont été accueillies par d'autres que par leurs parents ! combien ont été surprises en faute par leurs voisins ou leurs entours, et qui passent aujourd'hui pour belles et bonnes ! L'erreur est attachée a la nature humaine ; il suffit seulement de se raviser. Si à l'avenir vous vous conduisez bien, vous verrez bientôt (c'est bientôt que je dis) que l'on soutiendra que vous avez été injustement accusée. » Je parvins de cette manière à la persuader et à la reconduire chez elle.

Le soleil était déjà parvenu au point le plus élevé du ciel, et les ombres paraissaient moins grandes, lorsque je revins seul, suivant ma coutume, prendre le repas dont j'avais besoin. Après quelques instants de repos, je me remis de nouveau à parcourir la ville, et je dirigeai mes pas vers la nouvelle église de Spirito-Santo, où, quoique ce fût l'heure, je n'aperçus aucun préparatif du service divin. Les moines, bien qu'il n'en restât que fort peu, se promenaient la tête haute, et m'assuraient qu'un grand nombre d'entre eux étaient morts, et qu'il en mourrait davantage encore, parce qu'ils ne pouvaient sortir de ce lieu, et qu'ils ne s'étaient pas pourvus de vivres. Je ne vous dirai pas s'ils allumaient les cierges dans l'église[1] ; je croîs qu'ils ne le faisaient que pour que leurs morts n'allassent pas dans l'obscurité : aussi me hâtai-je de me sauver, chassé bien plus par la crainte du ciel que par celle de la peste, tant les bénédictions des bons frères étaient fréquentes !

  1. Expression proverbiale, qui signifie blasphémer et jurer