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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/151

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A. MOUANS

— Tout ? non, car plus tard, en vieillissant, son humeur a changé ; il aurait bien voulu revoir son ami d’enfance, mais celui-ci n’était pas devenu commode depuis qu’il était si riche : quand il rencontrait M. Lissac accompagné de sa fille, il les toisait d’un air arrogant qui mettait Mlle Dorothée hors d’elle-même. Enfin, il est mort subitement le lendemain du jour où votre grand-père s’est tué en tombant de cheval ; ils ne s’étaient pas réconciliés. »

En écoutant ce récit, Irène éprouva à la fois de la surprise et de l’inquiétude : évidemment, sa tante ne racontait pas l’histoire de la Foux-aux-Roses de la même façon que le vieux marin. Trompée par son amour filial, elle rejetait tous les torts sur l’oncle Brial.

« Pourquoi n’expliquez-vous pas cela à tante Dor ? demanda sérieusement la fillette, je crois qu’elle le comprendrait bien et ferait aussitôt mesurer le terrain.

— Aller dire à Mlle Lissac que son père n’avait pas raison !… ah ! ah ! mademoiselle Irène, vous voulez qu’elle m’avale tout cru ou qu’elle me pousse à la porte de votre bastide !

— Vous croyez donc qu’elle se mettrait en colère ?

— Si je le crois !… et je ne vous conseille pas non plus de vous y frotter ; tout ce qu’a dit son père est parole d’Évangile… on ne la tirera jamais de là.

— Pourtant, il a regretté de s’être fâché… et moi, je voudrais… oh ! je voudrais tant que nos parents ne nous détestent plus ! » s’écria Irène dans un élan qui émut le brave Raybaud.

Il essaya de la calmer.

« Là, là, ma belle pichoune, nous trouverons bien quelque moyen… le père de Jacques et de Norbert est très bon ; si seulement votre tante était moins tracassière, cela s’arrangerait, mais… il faut savoir attendre…

— Attendre quoi ? riposta Irène avec véhémence, la Foux ne cessera pas de couler, on ne mesurera jamais ce malheureux terrain et tante Dor continuera de répéter que, pour être une bonne fille, je dois penser comme elle !

— Patience, Paris et Rome ne se sont pas bâtis en un jour.

— Mais, Raybaud, je ne désire pas du tout bâtir une ville… la bastide est déjà trop grande pour nous deux toutes seules… Ah ! que ce serait différent si nous recevions des amis ! Vous ne pouvez vous figurer comme la salle était jolie quand les Jouvenet sont venus et que nous leur avons servi à goûter !

— Des étrangers, sans doute ?

— Oui, vous savez, la famille du garçon de tout à l’heure et de cette petite fille qui est presque mon amie ! »

La phrase s’acheva dans un gros soupir, mais cette fois le marin prit une mine rébarbative :

« Vous n’êtes pas raisonnable, mademoiselle Irène, à quoi bon cette promenade si vous vous désolez encore !… Je vous avais emmenée pour vous amuser et vous distraire…

— C’est vrai, mais vous ne saviez pas que nous allions rencontrer Jacques et qu’il me traiterait si mal. Au fond, je suis tout de même contente de ma promenade. Ah ! voici le pont de marbre, nous ne sommes plus très loin de chez Thomas, n’est-ce pas ?

— Dix minutes par ce petit sentier. »

On franchit le pont. Irène qui, comme l’avait dit Nadine, cherchait toujours à faire plaisir aux autres, fit un effort pour reprendre sa bonne humeur et sa gaieté habituelles. Elle réussit, et son vieux compagnon s’en montra très satisfait. Bientôt ils aperçurent la maison forestière à travers les arbres. Misé Raybaud et la femme du garde, attirées sur le seuil par leurs appels, poussèrent des exclamations de surprise, et, pendant cinq minutes, ce fut un concert dans lequel les « bon Diou ! » et les « pécaïre » des deux femmes se mêlèrent au rire de leur petite visiteuse.

En un tour de main, Misé Thomas fit sauter sur un feu vif de javelles des crêpes de maïs : des figues et les dernières grappes de raisin, détachées des grands cerceaux qui pendaient au plafond, achevèrent le petit repas, que l’on servit sur la table de bois bien blanc.

La simplicité des mets campagnards ne gênait pas Irène ; habituée à l’existence rustique de la bastide, elle trouva tout excellent