Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/155

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
154
A. MOUANS

— Cela se comprend tout seul, dit le marin en riant, sans compter que la mignonne n’y tiendrait pas : elle aime sa tante Dor telle qu’elle est… seulement, deux ou trois amis de son âge ne seraient pas de trop.

— Et où voulez-vous que je les trouve, ces bambins-là ? Je ne suis pas d’humeur à courir chez les parents de cette petite Parisienne qui lui a tourné la tête ! Ai-je le temps de faire des visites et d’en recevoir ?… Mes vignes, mes olivettes, mes champs de fleurs me donnent assez d’occupation…

— Et puis, fit tranquillement Raybaud, ce serait beaucoup mieux que la petite s’amusât avec les enfants de M. Honoré… »

En entendant ces paroles, la tante d’Irène se leva indignée :

« Est-ce que tu t’imagines que je permettrais cela ?

— Pourquoi pas, mademoiselle ? Vous l’aimiez tant, votre cousin Brial, quand vous étiez petite… Avez-vous assez pleuré lorsque votre père vous a défendu de jouer avec lui !

— Mon père avait raison, puisqu’il défendait ses droits sur notre Foux-aux-Roses et je fais comme lui.

— Je sais, dit le marin de mauvaise humeur, toujours la vieille chanson !… Pour ce méchant ruisseau la famille est brouillée et la pauvre petite Irène vit comme une chouette dans son trou !

— Une vieille chanson, notre grande querelle ! Un méchant ruisseau, notre jolie Foux ! exclama Mlle Dorothée que la colère emportait ; moi qui croyais que vous étiez un homme sensé, capable de me tirer d’embarras… je suis bien bonne d’écouter plus longtemps vos ridicules conseils ! »

Elle saisit son parasol et sortit, la mine si tragique, que les Raybaud se regardèrent un instant sans parler :

« Ah ! pécaïre ! je m’y suis mal pris ! soupira enfin le marin en se grattant l’oreille ; je voulais faire plaisir à la pichoune, qui grille d’envie de voir ses parents, mais Mlle Lissac est fâchée pour de bon ! Aussi, pourquoi vient-elle me demander ce que je pense ?… Dès que j’essaye de le lui expliquer, elle éclate comme une bombe, c’est trop bête ! »

Il parlait tout seul : Misé Raybaud, au lieu de l’écouter, s’était élancée sur les traces de la vieille demoiselle dont l’ombrelle se voyait encore au loin. La tante d’Irène faisait des pas énormes et les allongeait chaque fois davantage ; néanmoins, la paysanne était leste et gagnait du terrain.

« Mademoiselle !… Mademoiselle Dorothée ! criait-elle tout essoufflée, écoutez-moi !… »

On eût dit que ses paroles donnaient des ailes à la marcheuse. Misé Raybaud, qui courait toujours, parvint enfin à la saisir par sa jupe en répétant :

« Écoutez-moi, j’ai une bonne idée !

Elle se retourna le visage moins courroucé :

« Allons, parlez vite ; j’espère que ce n’est pas encore une sottise comme celles que votre mari me débitait tout à l’heure !

— Mon Raybaud ne dit jamais de sottises, répliqua la brave femme choquée, mais ce n’est pas pour parler de lui que j’ai couru si fort ! Voici mon idée : nous allons demain à Antibes et nous y resterons plusieurs jours : si cela vous agrée, j’emmènerai volontiers Mlle Irène. On dit qu’un voyage est un bon remède pour rendre la gaieté à ceux qui l’ont perdue.

— Tu as raison, Nanette, un voyage, j’y avais déjà pensé, dit Mlle Dorothée calmée tout à fait ; mais, comme je déteste ces affreux chemins de fer, cela me semblait trop difficile… Quitter ma chère campagne… rouler dans cette machine… pouah ! quelle horreur !… J’accepte ta proposition et je te confie mon trésor, Misé… Oui, cette enfant-là, c’est mon trésor ; tâche qu’elle retrouve sa belle humeur, car je souffre trop de la voir triste ! Demain, elle sera prête à l’heure que tu voudras ! »

Elle serra la main de Misé Raybaud et poursuivit son chemin, très pressée d’annoncer à sa nièce ce qu’elle venait de décider. Irène crut rêver ; elle, qui n’avait jamais dormi sous un autre toit que celui de la bastide Lissac, elle allait donc enfin voir du pays !… Un peu plus, elle se serait imaginé qu’elle partait pour le Nouveau Monde. Toute la journée fut