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A. MOUANS

déclarez au moins que vous ne croyiez pas les fâcher et donnez-lui la main. »

Il prit de force la main de Riouffe et la présenta au dédaigneux petit personnage qui y mit la sienne avec répugnance en balbutiant quelques mots inintelligibles. Sans doute les joueurs ne se seraient pas contentés de si peu ; mais c’étaient pour la plupart des enfants d’ouvriers travaillant dans les distilleries de M. Brial ; ils aimaient Norbert, toujours affable et bon pour eux, et, quand il déclara que cela pouvait compter pour des excuses, les détenteurs du vélo le lui abandonnèrent pour aller à la recherche des boules égarées. Norbert, prenant la machine par le guidon, s’avança sur la route et la remit à son propriétaire qui marchait près de Jacques.

« Une autre fois, lui dit-il, ne vous y frottez plus ; nos Provençaux ont bon cœur ; mais, quand on fait le lier avec eux, souvent on le paye cher.

— Une autre fois, répondit le garçonnet recouvrant son aplomb, c’est moi qui leur apprendrai la politesse, à ces mauvais garnements, je leur frotterai les oreilles et ils n’y reviendront pas, je vous en réponds !

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait tout à l’heure ?

— J’étais dans une telle colère… je leur aurais fait trop de mal !

— Ah ! ah ! vous ne savez pas comme Riouffe est fort ni comme les autres sont lestes ! s’écria Jacques, ils vous auraient vite roulé !

— J’aurais bien voulu voir cela !

— Si cela vous fait plaisir, ça n’est pas difficile, dit Norbert railleur ; retournez près d’eux et essayez seulement de leur donner une chiquenaude, vous verrez.

— Au lycée, je suis le plus fort et le plus leste.

— Vrai, on ne l’aurait pas dit tout à l’heure, vous ne paraissiez pas très brave !

— Est-ce que vous vous y connaissez, petit ! »

Comme il prononçait ces mots sur un ton de supériorité qui humilia le pauvre Jacques, notre jeune fanfaron sauta sur sa bicyclette et disparut.

Norbert partit d’un franc éclat de rire :

« Est-il drôle avec ses airs précieux !… si jamais je le rencontre et qu’il ait besoin de mon aide, je me ferai un peu prier.

— Vois donc, on dirait qu’il ne sait pas diriger son vélocipède », observa Jacques.

Le cycliste se perdit bientôt dans un nuage de poussière pendant que les deux frères prenaient une route entre des plants d’orangers bas sur tige et taillés en boule ; plus loin s’étendaient de vastes champs de violettes, de jasmins, de cassis, toutes plantes dont les fleurs odorantes sont récoltées chaque année et se transforment en délicieux parfums dans les distilleries de Grasse.

Au milieu de quelques carrés de légumes ils aperçurent la demeure où le vieux Raybaud vivait, depuis qu’il avait abandonné la navigation, une vraie « bastide » toute blanche sous son toit rouge. Le marin fumait près de la porte à l’ombre d’un grand laurier rose, tout en travaillant à un filet de pêche.

« Bonjour, mes amis, dit-il gaiement.

— Bonjour ; comment va Misé Raybaud ?

— Merci, elle se porte bien et est revenue ce matin d’Antibes avec un joli cadeau de mon fils ; vous arrivez juste à point pour l’admirer, Norbert, c’est l’affaire d’un apprenti pêcheur. »

Tout en parlant, il prit un panier et découvrit au jeune garçon émerveillé une vingtaine de poissons de roche dont les écailles jetaient des feux irisés.

Norbert joignit les mains :

« Oh ! la superbe pèche ! sur le lot il y a au moins trois rascasses !

— Où sont-elles ? demanda Jacques, écarquillant les yeux.

— Les voilà, elles sont faciles à reconnaître à leur grosse tête cuirassée et à leurs écailles brunes.

— Pouah ! c’est affreux, je les aime mieux cuites !

— Oui, mais, pour les faire cuire, il faut les avoir pêchées, soupira Norbert ; elles sont difficiles à trouver et deviennent rares, ces rascasses ; jamais un novice comme moi n’y réussirait ; pourtant Rousseline ne me comptera