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COLETTE EN RHODESIA

més que lui ne savaient pas davantage. Le colonel était un personnage mystérieux et légendaire — certains disaient chimérique — sur qui couraient force récits contradictoires. Les uns voyaient en lui le préfet de police de la Rhodesia, les autres l’agent direct et le délégué général du gouvernement britannique. On le croyait demi-frère de Cecil Rhodes, à qui il ressemblait au point d’être fréquemment pris pour lui. Ses allures étaient étranges et sa vie cachée à tous les yeux. Tantôt il se montrait sur un point déterminé de l’Afrique australe, où sa présence se manifestait aussitôt par une recrudescence marquée des manifestations populaires contre les Boers. Tantôt il disparaissait au contraire, pendant des périodes de trois ou quatre mois, sans que personne pût dire où il était allé porter ses faits et gestes. Mais on signalait alors la coïncidence de ces disparitions avec le départ d’un yacht mystérieux, l’Hécla, toujours sous vapeur à Durban, Table-Bay ou East-London.

Très secret en tout, très défendu contre les importuns par une domesticité nombreuse et dévouée, le « colonel » travaillait sans relâche à recueillir, contrôler et classer méthodiquement tous les renseignements politiques, géographiques, statistiques et personnels de nature à servir en Afrique la cause de l’extension anglo-saxonne. On s’accordait à penser qu’il avait été en 1895 l’initiateur et la cheville ouvrière de l’entreprise notoire commandée par Jameson contre le Transvaal. Au total, si souvent on l’identifiait avec les œuvres de Cecil Rhodes, que bien des gens en étaient venus à supposer et à dire une chose surprenante : à savoir que ce fantastique ou prétendu « colonel Riderstone » dissimulait en réalité la personnalité propre de Cecil Rhodes lui-même.

Quoi qu’il en fût de cette hypothèse, le colonel se tenait seul dans un cabinet sommairement meublé, au rez-de-chaussée d’une des maisons de bois qui constituent la ville de Boulouwayo, quand la porte de ce sanctuaire s’ouvrit devant un valet de pied en correcte livrée noire, qui apportait sur son plateau un bout de papier ainsi libellé :

« Benoni, de Bosokouto sollicite la faveur d’une audience. Renseignements sur le district de Massey-Dorp. »

Le colonel se leva, ouvrit un coffre qui le suivait partout et qui était déposé sur une table, près de la fenêtre. Dans l’un des casiers à compartiments de ce coffre, il choisit, sous la lettre B, une liasse de fiches en carton, réunies par un lien de caoutchouc, et, après avoir rapidement consulté une de ces fiches, aussitôt remise à sa place alphabétique, il dit :

« Faites entrer. »

Benoni entra, humble, obséquieux et courbé. Il se trouvait en présence d’un homme de haute stature et de forte corpulence, âgé de cinquante ans environ, très simplement vêtu d’un costume complet en toile de couleur kakki. Deux yeux gris, d’une pénétration singulière, étaient fixés sur le visiteur et prenaient sa mesure.

« Quels renseignements avez-vous sur le district de Massey-Dorp ? demanda l’homme, d’un ton sec et hautain, sans répondre au salut de Benoni, sans l’inviter à s’asseoir, ni s’asseoir lui-même.

— Excusez-moi, colonel, répliqua le Levantin à demi-voix, en promenant autour de lui un regard circulaire ; ce que j’apporte est de si grande importance qu’il faut être bien sûr, d’abord, que ce ne sera pas entendu…

— Au but !… Il n’y a pas ici d’oreilles indiscrètes, et je n’ai pas de temps à perdre en discours oiseux.

— Voici, colonel. Massey-Dorp esf occupé par une famille française qui s’est toujours signalée par sa haine invétérée de la domination anglaise et par sa complicité secrète avec les Boers.

— Inexact. La famille en question observe, au contraire, une neutralité rigoureuse, que lui imposent d’ailleurs des intérêts communs avec un grand nombre de sujets anglais.

— N’empêche qu’elle fabrique des munitions de guerre pour l’ennemi.

— Qu’en savez-vous ?

— J’ai vu de mes yeux l’atelier de fabrication, compté et vérifié les sacs de poudre.

— La poudre K ? Encore une mauvaise plaisanterie, comme tant d’autres explosifs dont on nous rebat les oreilles…