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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/227

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JULES VERNE

— Par exemple, s’écria Max Huber, cela passe toute croyance ! » Et ni l’un ni l’autre ne voulaient croire à ce qu’ils venaient d’entendre. Quoi ! cet être qui, quel qu’il fût, n’occupait certainement pas le degré supérieur de l’échelle animale, possédait le don de la parole !... S’il n’avait prononcé jusqu’alors que ce seul mot de la langue congolaise, n’était-il pas à supposer qu’il en employait d’autres, qu’il avait des idées, qu’il savait les traduire par des phrases ?... Ce qu’il y avait lieu de regretter, c’était que ses yeux ne s’ouvrissent pas. qu’on ne pût y chercher ce regard où la pensée se reflète et qui répond à tant de choses. Mais ses pau­ pières restaient closes, et rien n’indiquait qu’elles fussent prêtes à se relever... Cependant, John Cort, penché sur lui, épiait les mots ou les cris qui viendraient à lui échapper. 11 lui soutenait la tête sans qu’il se réveillât, et quelle fut sa surprise, quand il sentit un cordon enroulé autour de ce petit cou. Il lit glisser ce cordon, fait d’une tresse de soie, afin de saisir le nœud d’attache, et presque aussitôt, de s’écrier : « Une médaille !... — Une médaille ?... » répéta Max lluber. John Cort dénoua le cordon. Oui ! une médaille en nickel, grande comme un sou, un nom gravé d’un côté, un profil gravé de l’autre. Le nom c’était celui de Johausen, le profil, c’était celui du docteur. « Lui !... s’écria Max Huber, et ce gamin, décoré de l’ordre du professeur allemand, dont nous avons retrouvé la cage vide !... » Que ces médailles eussent été répandues dans la région du Cameroun, cela n’avait rien d’éton liant, puisque le docteur en avait maintes fois distribué aux Congolaises et aux Congolais. Mais qu’une médaille de ce genre ^iit attachée précisément au cou de cet étrange habitant de la forêt dé l’Oubanghi... « C’est fantastique, déclara Max Huber, et, à moins que ces mi-singes mi-hommes aient volé cette médaille dans la caisse du docteur...

— Khamis ?... » appela John Cort. S’il appelait le foreloper, c’était pour le mettre au courant de ces choses extraordi­ naires, et lui demander ce qu’il pensait de tout cela. Au même moment se fit entendre la voix du foreloper, qui criait : « Monsieur Max... monsieur John !... » Les deux jeunes gens, sortant du taud, s’ap­ prochèrent de Khamis. « Écoutez », dit celui-ci. A cinq cents mètres en aval, la rivière obliquait brusquement vers la droite par un coude où les arbres réapparaissaient en épais massifs. L’oreille, tendue dans cette direc­ tion, percevait un mugissement sourd et con­ tinu, qui ne pouvait être confondu avec des beuglements de ruminants ou des hurlements de fauves. C’était une sorte de brouhaha qui s’accroissait à mesure que le radeau gagnait de ce côté... « Un bruit suspect..., dit John Cort. — Et dont je ne reconnais pas la nature, ajouta Max Huber. — Peut être existe-t-il là-bas une chute ou un rapide ?... déclara le foreloper. Le vent souffle du sud, et je sens que l’air est tout mouillé ! » Khamis ne se trompait pas. A la surface du rio passait comme une vapeur liquide qui ne pouvait provenir que d’une violente agitation des eaux. Si la rivière était barrée par un obstacle, si la navigation allait être interrompue, cela constituait une éventualité assez grave pour que Max Huber et John Cort ne songeassent plus à Llanga, à son protégé. Le radeau descendait avec une certaine rapidité, et, sans doute, après le tournant, c’est-à-dire avant quelques minutes, on serait fixé sur les causes de ce lointain tumulte. Le coude dépassé, les craintes du foreloper ne furent que trop justifiées. A cent toises environ, un entassement de roches noirâtres formait barrage d’une rive à l’autre, sauf à son milieu, où les eaux se pré­ cipitaient furieusement en le couronnant