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COLETTE EN RHODESIA

vocable, que vous soyez menacée, non pas d’une obscurité momentanée, mais de la perte complète de la vue. Eh bien, maman, pouvez-vous dire, osez-vous dire qu’avec tous les yeux qui vous entourent, qui seront trop heureux, trop honorés de vous servir à toute heure, vous n’y verrez pas aussi clair que le mortel le mieux doué sous ce rapport ? N’est-ce pas un bonheur de se sentir pratiquement aimé à chaque instant de son existence ? Et s’il fallait, comme vous le craignez, que vous vous en remettiez à vos filles de tous les menus soins que vous-même leur avez rendus tant de fois, croyez-vous que ce ne sera pas pour elles un privilège de pouvoir vous prouver à toutes les minutes de la vie que vous leur êtes chère, précieuse, sacrée ? Dites, maman, vous le croyez, que votre petite Lina serait heureuse, heureuse de vous servir de guide, de soutien, de servante, vous à qui elle doit tant !… qui vous aime si chèrement !…

— Je le crois, ma fille ! je le crois !… » dit Mme Massey passant à plusieurs reprises sa main amaigrie sur la tête blonde appuyée à son épaule.

Puis, après un moment :

« Tu m’as réconfortée, Lina ; c’est un soulagement d’exprimer sa peine… et surtout de la verser dans un cœur comme le tien. Oui, tu as raison : on n’a pas le droit de se plaindre d’un malheur comme celui qui m’atteint lorsque de telles consolations peuvent l’adoucir… Plût au ciel qu’il n’y eut que cela à craindre !…

— Vous pensez, cela va sans dire, aux dangers qui menacent tous ceux que nous aimons, dit Lina, luttant bravement contre les larmes qui montaient à ses propres yeux à l’idée de ces dangers. Mais rappelez-vous ce qu’ils nous ont tant recommandé tous : « Pas de mélancolie ! pas de transes inutiles ! tâchez de vous garder fortes et gaies ; que nous ne soyons pas assiégés, là-bas, par l’image déprimante de femmes qui tremblent et se désolent en vain au foyer ! Donnez-nous l’assurance, par votre parole et par vos lettres, que vous savez être héroïques dans la limite qui vous est permise, et nous-mêmes nous nous sentirons dix fois plus forts pour faire notre devoir, pour braver les dangers de l’adversité ! » Ne pas tâcher de leur obéir à la lettre, ce serait un peu trahir la confiance qu’ils ont mise en nous.

— Tu as raison, entièrement raison, ma Lina, si frêle et si souffreteuse quand je t’ai vue pour la première fois !… Qui l’eût dit, que tu cachais, sous cette fragile enveloppe, un cœur de Bradamante ? fit Mme Massey, tandis qu’un bon sourire rasséréné venait éclairer ses traits.

— Avais-je un cœur ou quoi que ce soit qui m’appartînt en propre, petite épave insignifiante et ballottée que j’étais alors ?… Si je suis, comme vous dites, une Bradamante, c’est vous qui en êtes responsables, vous tous qui m’avez appris à endurer, à lutter, à ne jamais désespérer… Que ne dois-je pas à Colette, à Gérard ?… »

Elle s’arrêta, et toutes deux demeurèrent un instant songeuses.

« Oui, reprit Mme Massey comme si elles eussent pensé ensemble, je dis avec toi que tu dois beaucoup à mon fils ; mais j’ajoute que je te trouve de tous points digne de lui. Et c’est du fond du cœur que je vous bénirai le jour où viendra votre union…

— Mais, maman !… protesta Lina confuse, je ne sais !… je ne pensais pas !… il ne m’a jamais dit !…

— Quoi, ma fille, voudrais-tu dissimuler avec moi ? ou est-il possible que je me sois trompée en vous croyant tacitement engagés pour la vie ? Je ne t’en disais rien, mais je croyais que nous nous entendions. Plus d’une fois, je t’assure, mon mari et moi nous avons fait pour vous deux des projets d’avenir…

— Vraiment ?… s’écria Lina ingénument fière. M. Massey m’accepterait pour sa bru ? Oh ! maman, ajouta-t-elle avec un beau rire mêlé de larmes, me trouverez-vous bien impertinente si je vous dis que je me sens gonflée d’orgueil à me savoir élue par lui, tandis que venant de vous cet honneur ne me donne que de la joie ?

— Je ne te trouve pas impertinente ; ou bien j’aime cette impertinence. Elle me