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LA VENGEANCE DU MEUNIER

— Mais voilà cinq ans que vous l’attendez, riposta l’enfant.

— Faut courir après ; elle ne viendra pas toute seule, dit la Drenelle, qui s’amusait à taquiner ce bon géant.

— Tèse-te don, ma fille, pisque l’est de même ; tu le changeras poué, dit la vieille.

— Écoutez, monsieur René, vous la belle-mère, et vous aussi la Drenelle, articula nettement, et sans colère cette fois, le meunier un peu pâle : c’est vrai que j’attends une occasion, une occasion de me venger, sans faire tort aux trois petits de Renaud… Je l’ai cogné dur dans le temps ; si je recommençais, je le tuerais, et ses gosses manqueraient de pain… Je pourrais lui prendre toutes ses pratiques… et les petits !… Enfin, je ne trouve pas. Laissez grandir les mioches et, foi d’Aubron, Jean Renaud me payera jusqu’au dernier sou ce qu’il me doit d’arriéré.

— V’s avez bé raison, François, répondit la vieille mère… La vengeance, ça ne guérira poué vout’ bouèterie et ça vous chargera le cœur.

— Possible, riposta la Drenelle ; mais quand je serai sa femme, c’est moi qui cognerai Renaud s’il nous insulte. »

Silencieusement, René regardait le meunier… se demandant si son ami faisait bien ou mal.

Quant à François, il maugréait encore :

« Failli gars… je me vengerai. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Août était venu, amenant pour René Linteau les vacances… le cousin Philippe… l’oncle Pierre et… une merveille dont la possession le rendait fou de joie.

Philippe Lormel était, comme René, petit-fils de Mme Linteau. Il avait perdu sa mère et vivait seul avec son père, à Paris, sauf pendant les mois d’août et de septembre, qu’il passait chez son aïeule.

D’un an plus âgé que son cousin, mais plus petit et plus frêle, aussi bruyant que René était tranquille, Philippe passait le meilleur de son temps à mécontenter sa grand’mère, son cousin et les domestiques.

Menteur, jaloux, indocile, quoique affectueux et intelligent, ses défauts tenaient autant à une éducation négligée qu’à sa propre nature. Il aimait bien, tout en agissant de façon à faire croire qu’il le haïssait, son cousin, qui, au contraire, ayant peu d’affection pour Philippe, s’efforçait par devoir de lui faire plaisir chaque fois qu’il le pouvait.

René était studieux, loyal et bon, avec cela volontaire et vindicatif. Breton par sa mère, il avait l’entêtement du Breton.

Les deux enfants n’étaient pas toujours d’accord ; pourtant René cédait ordinairement ; sa supériorité physique et intellectuelle, qu’il reconnaissait fort bien, le rendant indulgent pour son cousin.

Après Philippe était venu l’oncle Pierre.

Celui-ci n’avait pas d’autres neveux que René, le fils de sa sœur.

Le capitaine de frégate Pierre Dumont était célibataire : il chérissait son neveu et chaque visite à Linteau était prétexte à une foule de surprises, de cadeaux exotiques, de bizarres jouets qui donnaient ensuite à la chambre du jeune garçon l’aspect d’un musée non pareil.

Toutefois, jamais les générosités de l’oncle Pierre n’avaient causé à l’enfant la joie qu’il éprouvait cette année.

« Ouvre toi-même, et prends garde, c’est fragile », lui dit le capitaine en le conduisant devant une immense caisse de bois blanc et en lui mettant ciseau et marteau entre les mains. Très embarrassé, le garçonnet avait gauchement fait sauter les pointes, le cœur battant d’émotion.

Dans un amoncellement de fins copeaux qu’il fouillait avec précipitation, il vit un magnifique bateau à vapeur, tout bardé de plaques métalliques… un cuirassé enfin, long d’un mètre… avec une chaudière reluisante comme de l’or… des canons (qui partaient).

« Allons faire le lancement », dit l’oncle Pierre. Tout le monde sortit, même Mme Linteau. René portait son navire, étincelant au soleil de tout l’éclat de ses cuivres… En lettres d’or, le nom se lisait à la poupe : « Le Jean-Bart » ; en est-il de plus glorieux pour un vaisseau français !

La grande pièce d’eau où nageaient les