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« Ma chère tante,

« Rassurez les aimables gens qui veulent bien s’intéresser à moi. Rien ne sera changé aux résolutions prises de concert avec ma mère et mon oncle jadis. D’ici huit à dix semaines je serai installé dans votre maison.

« Dieu me garde, ma bonne tante, de vouloir me soustraire à la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers vous. Si mes souvenirs sont exacts, vos bienfaits se sont répandus sur mon dur crâne bourguignon en vigoureuses et innombrables taloches ; c’est de quoi j’ai surtout à vous savoir gré.

« Mais je ne disconviens pas que lesdites taloches aient eu sur mon caractère la plus salutaire influence, et je les compte pour autant de bienfaits : nous voici donc d’accord.

« Aussi, désireux de m’acquitter envers vous de la façon qui vous agrée, je me mets dès ce soir à piocher l’art d’Esculape.

« Lorsque je vous arriverai, j’espère être à même de combattre les rébellions de votre pauvre estomac.

« Vous ne me dites rien de la santé de votre mari. J’aurais été heureux cependant d’avoir quelques détails. Pas brillantes, les nouvelles de l’oncle Odule. Mais je vous crois un peu pessimiste à son endroit. Il est robuste ; il surmontera cette crise comme il a surmonté les autres. Je le souhaite de tout mon cœur ; je désire tant le connaître !

« Je vous embrasse, mon oncle et vous, comme je vous aime.

« Pierre Marcenay. »


En revenant de jeter cette lettre à la poste, le jeune sous-officier avait fait emplette d’un petit traité de médecine usuelle.

Il avait, au reste, borné ses études à un seul cas : l’indigestion ; causes, effets, traitement ; tous les maux dont se plaignait Mme Saujon ayant leur source dans sa goinfrerie trop libéralement satisfaite, Pierre le savait de son médecin habituel.

La veille, au moment de faire ses préparatifs de départ, il s’était muni des médicaments nécessaires : sels de Vichy, thé de première qualité, cachets d’émétique pour les cas sérieux.

Réussirait-il ? cela restait à savoir… Avec beaucoup d’aplomb, un peu de charlatanisme, peut-être ?…

Il le désirait surtout en vue des conséquences, dont la première serait d’assurer, dans une certaine mesure, tout au moins, la tranquillité de son oncle et la sienne.

Mais, à cette heure, cette préoccupation passait au second plan. Ce à quoi songeait le jeune homme, tout en arpentant la longue rue pleine d’éclats de rire et de chansons, c’est que, décidément, ses amis étaient en retard : cinq heures achevaient de sonner. Son dîner d’adieu serait détestable pour peu que les convives se fissent attendre encore.

Ah ! enfin ! les voilà qui apparaissaient au tournant de la rue. Pierre hâta le pas, redevenu souriant. Et, tout en se rapprochant du petit groupe, il comptait :

« Quatre ! ils ne sont que quatre ! Où est donc passé le « comte de Trop » ? Pauvre Marc ! il aura trouvé le moyen de se faire consigner, je le parie ! » murmura-t-il.

Son premier mot fut pour l’absent, en abordant ses camarades.

« Il musait à sa toilette, nous l’avons planté là ! » répondit Justin Dolmer, un petit Parisien à la mine spirituelle et vive.

Pierre haussa les épaules :

« Toujours le même ! Quel flâneur ! »

Mais on sentait percer l’indulgence sous la critique. Il retint les jeunes gens une minute ou deux à la place où l’on s’était abordé, et jeta encore un long regard vers les profondeurs de la rue, avant de ramener ses amis au buffet, si contrarié de devoir se mettre à table sans le retardataire !

Le début du repas manqua un peu d’entrain. Les jeunes gens songeaient à la dispersion prochaine. Leur vif désir de ne se point perdre de vue ne leur faisait pas illusion.

En dehors de l’éventualité toujours prévue et… souhaitée : la guerre, ils savaient bien ne pouvoir compter que sur le hasard des événements pour les rapprocher.

Omer Nochard était vendéen. Il retourne-