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Il y eut donc grosses et passionnées discussions à ce sujet dans le carré comme dans le poste.

Les pêcheurs, sous l’empire d’une panique, n’avaient-ils point cru voir ce qu’ils n’avaient pas vu ?…

C’était l’opinion de M. Bourcart, du second, du docteur Filhiol et de maître Ollive. Quant aux deux lieutenants, ils se montraient moins affirmatifs. En ce qui concernait l’équipage, la grande majorité n’admettait point l’erreur. Pour eux, l’apparition du monstre ne faisait aucun doute.

« Après tout, dit M. Heurtaux, que ce soit vrai ou faux, que cet animal extraordinaire existe ou non, nous n’allons point remettre notre départ, je pense…

— Je n’y songe pas, répondit M. Bourcart, et il n’y a pas lieu de rien changer à nos projets.

— Que diable ! s’écria Romain Allotte, le monstre, si monstrueux qu’il soit, n’avalera pas le Saint-Enoch comme fait un requin d’un quartier de lard !…

— D’ailleurs, dit le docteur Filhiol, dans l’intérêt général, mieux vaut savoir à quoi s’en tenir…

— C’est mon avis, répondit M. Bourcart, et, après-demain, nous mettrons en mer. »

Au total, on approuva la résolution du capitaine. Et quelle gloire pour le bâtiment et l’équipage qui parviendraient à purger ces parages d’un pareil monstre !

« Eh bien… vieux… dit maître Ollive au tonnelier, on partira tout de même, et si l’on s’en repent…

— Il sera trop tard… répondit Jean-Marie Cabidoulin.

— Alors… il faudrait ne plus jamais naviguer ?…

— Jamais.

— Ta tête déménage… vieux !…

— Avoueras-tu que de nous deux, celui qui avait raison, c’est moi ?…

— Allons donc !… répliqua maître Ollive en haussant les épaules.

— Moi… te dis-je… puisqu’il est là… le serpent de mer…

— Nous verrons bien…

— C’est tout vu ! »

Et, au fond, le tonnelier se trouvait entre la crainte que devait inspirer l’apparition du monstre et la satisfaction d’avoir toujours cru à son existence.

En attendant, la terreur régnait dans cette bourgade de Pétropavlovsk. On l’imaginera volontiers, ce n’était pas cette population superstitieuse qui eût mis en doute d’abord l’arrivée de l’animal dans les eaux sibériennes.

Personne n’aurait admis que les pêcheurs se fussent trompés. Ce n’étaient point des Kamtchadales qui se seraient montrés sceptiques devant les plus invraisemblables légendes de l’Océan.

Donc, les habitants ne cessaient de surveiller la baie d’Avatcha, redoutant que le terrible animal y cherchât refuge. Quelque énorme lame se soulevait-elle au large, c’était lui qui troublait l’Océan jusque dans ses profondeurs !… Quelque formidable rumeur traversait-elle l’espace, c’était lui qui battait les airs de sa puissante queue !… Et il s’avançait jusqu’au port, si, à la fois ophidien et saurien, cet amphibie s’élançait hors des eaux et se jetait sur la ville ?… Il ne serait pas moins redoutable sur terre que sur mer !… Et comment lui échapper ?…

Cependant le Saint-Enoch et le Repton activaient leurs préparatifs. Quelles que fussent les idées des Anglais au sujet de cet être apocalyptique, ils allaient mettre à la voile, probablement le même jour que le navire français. Puisque le capitaine King et son équipage n’hésitaient pas à partir, le capitaine Bourcart et le sien pouvaient-ils ne point suivre son exemple ?…

Il résulte de là que, le 10 octobre, dans la matinée, les deux bâtiments levèrent l’ancre à la même heure pour profiter de la marée. Puis, le pavillon à la corne, servis par une petite brise de terre, ils traversèrent la baie d’Avatcha, cap à l’est, comme s’ils naviguaient de conserve.

Après tout, en prévision d’une redoutable rencontre, qui sait malgré leurs antipathies,