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elles avaient fait bonne garde, — trois harponneurs dans les barres du grand mât, du mât de misaine et du mât d’artimon.

Mais si le grand serpent de mer ne se montra point, M. Bourcart n’eut pas l’occasion, non plus, d’amener ses pirogues. Ni cachalots ni baleines. Aussi l’équipage se dépitait-il en constatant que les résultats de cette seconde campagne seraient nuls.

« En vérité, ne cessait de répéter M. Bourcart, tout cela est inexplicable !… Il y a quelque chose dont on ne peut se rendre compte ! À cette époque de l’année, dans le nord du Pacifique, les souffleurs abondent d’ordinaire, et on les chasse jusqu’à la mi-novembre… Nous n’en voyons pas un seul… et même, comme s’ils avaient fui ces parages, il n’y a pas plus de baleiniers que de baleines !

— Cependant, faisait observer le docteur Filhiol, si les cétacés ne sont pas ici, ils sont ailleurs, car je ne suppose pas que vous en soyez à croire que l’espèce ait disparu…

— À moins que le monstre ne les ait avalés jusqu’au dernier !… répondit le lieutenant Allotte…

— Ma foi, reprit M. Filhiol, en quittant Pétropavlovsk, je ne croyais guère à l’existence de cet animal extraordinaire, et maintenant je n’y crois pas du tout… Les pêcheurs ont été le jouet d’une illusion… Ils auront aperçu quelque poulpe à la surface des eaux, et leur épouvante lui aura donné des dimensions gigantesques !… Un serpent de mer long de trois cents pieds, c’est une légende qu’il aurait fallu envoyer à l’ancien Constitutionnel ! »

Toutefois, telle n’était pas l’opinion à bord du Saint-Enoch. Les novices, la plupart des matelots, écoutaient le tonnelier qui ne cessait de les effrayer par ses histoires à faire dresser les cheveux sur la tête des chauves… comme le disait le charpentier Férut. Et pourtant, à force de ne rien voir, ne finirait-on pas par ne rien croire ?…

Jean-Marie Cabidoulin ne se rendait pas. À son avis, les pêcheurs de Pétropavlovsk n’avaient point fait erreur. Le monstre marin existait en réalité, et non dans l’imagination de ces pauvres gens. Le tonnelier n’avait pas eu besoin de cette nouvelle rencontre pour être édifié, et aux quelques plaisanteries qui lui furent faites, ce jour-là, il répondit :

« Le Saint-Enoch n’aurait pas connaissance de l’animal, il ne le trouverait pas sur sa route, que cela ne changerait rien aux choses… Les Kamtchadales l’ont vu, d’autres le verront encore et ne s’en tireront peut-être pas à bon compte… Et je suis certain que nous mêmes…

— Quand ?… demanda maître Ollive.

— Plus tôt que tu ne penses, déclara le tonnelier, et pour notre malheur…

— Bouteille de tafia, vieux, que nous n’en verrons pas même le bout de la queue, de ton serpent, avant l’arrivée du Saint-Enoch à Vancouver ?…

— Tu peux bien en parier deux… et trois… et la demi-douzaine…

— Pourquoi ?…

— Parce que tu n’auras jamais à les payer… ni à Victoria… ni ailleurs ! »

Et, dans l’esprit de cet entêté de Jean-Marie Cabidoulin, sa réponse signifiait que le Saint-Enoch ne reviendrait pas de ce dernier voyage.

Pendant la matinée du 13 octobre, les deux navires se perdirent de vue. Depuis vingt-quatre heures, ils ne suivaient plus la même direction, et le Repton, ayant serré le vent, se trouvait plus haut en latitude.

Le temps ne cessait de se maintenir avec une mer assez belle. La brise variait du sud-ouest au nord-ouest, par conséquent très favorable à cette navigation vers les terres d’Amérique. Les observations de M. Bourcart le mettaient alors à quatre cents lieues du littoral asiatique, c’est-à-dire environ au tiers de la traversée.

Le Pacifique était absolument désert, depuis que le baleinier anglais gagnait vers le nord. Aussi loin que se prolongeait le regard, rien n’apparaissait sur toute l’étendue des eaux, à peine troublées par le sillage. Les oiseaux de grand vol ne se transportaient plus à cette distance de la côte. Si le vent tenait, le Saint-Enoch ne tarderait pas à prendre connaissance des Aléoutiennes.

Il était à remarquer que, depuis le départ,