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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/243

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P. PERRAULT

quand il a pris la voiture à la butte de Moulière, le 7 juillet 1863. »

Pierre eut un geste de surprise.

« C’est bien cela, murmura-t-il.

— Oh ! reprit avec une modestie feinte la vieille demoiselle, qui exultait, je n’ai pas grand mérite à me rappeler cette date. C’est celle où, pour la première fois depuis trente-neuf jours qu’il gardait le lit, mon pauvre père a pu manger un œuf à la coque.

— Eh bien, monsieur Marcenay, fit Mme Fochard, avais-je exagéré ?

— Mademoiselle possède, en effet, une mémoire remarquable.

— Le docteur Cousin n’a point eu de mal, reprit Mlle Brigitte, mais le voyageur évanoui…

— Vous savez comment il se nommait, interrompit Pierre, incapable de dominer son impatience.

— Ah ! pour cela non, monsieur ; ni moi, ni personne.

— Il est mort sans avoir pu parler ?

— On aurait visité ses papiers, su d’où il venait… Mort ?… Ah bien oui ! Sorti de son évanouissement, il est tombé aussitôt dans un état de somnolence qui donnait à craindre une congestion cérébrale. On lui pose des sinapismes : pas de résultat. On le saigne : rien… Le docteur Cousin fait appeler un confrère. Mais, tandis qu’ils délibéraient, notre homme se réveille, s’informe de ce qui lui est survenu, demande une voiture attelée des deux meilleurs chevaux de l’écurie et part sans seulement écouter les recommandations des médecins. Tous ces retards obligèrent le docteur Cousin à coucher à Thouars. Le lendemain, il rencontre le cocher qui avait mené son malade, et s’informe comment celui-ci a supporté le voyage. « Ma foi, monsieur, répond le conducteur, je n’ai pas eu le loisir de l’interroger là-dessus. Si je faisais mine de ralentir, il frappait à la vitre en me criant de me dépêcher : il payait bien ; je poussais mes bêtes. Tout ce que je peux vous en dire, c’est qu’il n’est descendu de ma voiture, à Montreuil-Bellay, que pour sauter dans une autre qui, sur son ordre, est partie à fond de train. »

— Et puis ? fit Pierre.

— Et puis, c’est tout, monsieur. On ne l’a jamais revu.

— Étrange… étrange… murmura le jeune homme, qui, à part lui, songeait : « Le malheureux devait avoir une raison impérieuse d’arriver à heure fixe. On ne voyage pas avec quatre-vingt mille francs dans sa poche sans nécessité. Qu’est-il advenu lorsqu’il en a compté huit ? De quoi le rendre fou ! »

— Vous n’êtes guère plus avancé que devant, n’est-ce pas ? observa Mme Fochard, qui attribuait le silence de Marcenay à la déception causée par ces renseignements incomplets.

— Pardon, madame, je sais que celui à qui je m’intéresse a survécu à l’accident, ce que j’ignorais encore. Je sais, de plus, qu’il a poursuivi sa route dans la direction de Saumur. »

Et à Mlle Brigitte :

« Vous êtes sûre que ce sont là tous les détails donnés par le docteur Cousin, mademoiselle ?

— Absolument sûre. Mais… attendez donc ! Depuis, on en a parlé une fois devant moi, de cette histoire. »

Elle se recueillit, le menton dans sa main, ses petits yeux à peine entr’ouverts : cela dura une minute. Après quoi, se redressant et regardant Pierre, elle articula :

« Il y a dix ans. C’était un jour de foire ; j’étais sur la place où se tiennent les marchands, voulant faire ma provision de châtaignes. À côté de moi, deux personnes causaient ensemble ; un homme et une femme : des vieux. L’homme, c’était Zéphirin Rabert, vous savez, madame Fochard, celui qui est mort d’une fièvre typhoïde l’an dernier ; il habitait Glenay. La femme, je ne la connaissais pas. Ils avaient acheté des marrons « frigolés[1] » et ils les mangeaient tout en parlant.

— Ce qu’ils disaient, vous ne l’avez point oublié ? interrogea Pierre que ces menus détails énervaient un peu.

— Non, n’ayez crainte. Zéphirin Rabert avait aidé à relever le cheval, le jour de l’accident. Pour la femme, elle prétendait savoir un tas de choses ; mais son voisin, qui était

  1. Rôtis.