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P. PERRAULT

traces de l’inconnu, Pierre contait ainsi les réjouissances qui venaient d’avoir lieu :

« La fête des accordailles a été on ne peut plus joyeuse. Je me croyais presque en Bourgogne, tant on a trinqué et bu au bonheur des futurs époux.

« Les très vieux grands-parents étaient là, malgré leur âge. Ils occupaient la place d’honneur, et, avant de se retirer, ils ont patriarcalement béni leurs petites-filles et les doux beaux gars qui vont devenir leurs maris.

« Oncle Charlot, faites lire ces détails à Mlle Lavaur : en Vendée, on plante le « mai ». Il y en avait deux superbes, tout enrubannés, sous les fenêtres des « accordées », des jumelles de vingt ans, charmantes.

« La tradition veut aussi qu’en place du surtout fleuri, le milieu de la table soit occupé par un gâteau spécial fabriqué au village. Ni fiançailles ni noces sans ledit gâteau ; une pâte sèche où il entre nombre de choses exquises, mais qui n’est point tant remarquable par sa qualité que par ses proportions. « C’est moi qui ai obtenu la faveur de l’offrir. J’ai demandé ce qui se faisait de plus grand ; mais j’avoue avoir été ébahi, lorsque le boulanger m’a mis en présence du moule : un récipient d’une aune de diamètre !

« Eh bien, grâce au « branle », il n’en est pas resté une bribe de mon gâteau d’une aune.

« Le branle… encore une coutume de ce pays gardien des vieux usages. C’est une ronde à laquelle prend part toute la jeunesse, filles et garçons. Elle se forme à l’extrémité du village, tout en haut. À mesure que les premiers avancent, ils appellent les autres. La chaîne s’ouvre, se referme, et, toujours tournant et chantant, descend jusqu’au pont dont les trois arches relient le village à la route.

« Nous étions à table quand le branle a passé. Omer m’a fait un signe : « Allons-y ! » J’ai dit oui, pas fâché de cette interruption dans le repas ; on nous avait déjà servi douze ou quinze plats ; il en arrivait toujours !…

« Les fiancés et tous les jeunes ont suivi, et nous voilà entrés dans la ronde.

« En remontant, nous avons été reçus par les gens graves, groupés devant la maison. Mon gâteau d’une aune était devenu un amoncellement de tranches : un baril de vin blanc le flanquait ! Quelle « ribasse[1] », comme on dit chez nous.

« Cela m’a remis un peu de bleu dans les idées, toutes ces amusantes et jolies coutumes.

« Quand serai-je venu à bout de ma tâche ; quand pourrai-je reprendre mes rêves de vie paisible, mon bon oncle Charlot ?… Qu’il me tarde !…

« J’ai dit à Omer ce qu’il m’était possible de lui confier ; il m’est tout acquis et m’a promis son concours aussi longtemps que j’en aurais besoin, soit ici, soit ailleurs.

« Nous entrons, demain, en chasse de la bossue ; j’espère que ma prochaine lettre vous portera des nouvelles décisives.

« Que Greg m’écrive un peu ce que vous devenez. Ma tante est d’un laconisme, en dehors de sa santé ! Qu’il me parle de vous tous, de nos bonnes voisines, longuement, et qu’il vous embrasse pour moi, le cher gamin. »

Ainsi que l’annonçait Pierre à son oncle, Omer et lui se mirent en route sans tarder. Chaque jour ils faisaient en voiture quelques visites aux environs.

Il était convenu entre eux que Fochard prendrait seul la parole pour s’informer de la vieille femme.

« Vois-tu, mon cher, avait expliqué le Vendéen à son ami, la méfiance a le sommeil léger, chez nous, et, une fois éveillée, elle ne se rendort plus. C’est ainsi depuis « les grandes guerres », comme les vieux désignent la chouannerie. Nous touchons au Bocage, ne l’oublie point. On a tant vécu en crainte des soldats, de la justice, des voisins, de tout ! à cette époque-là, que c’est passé dans le sang. Laisse-moi donc manœuvrer, on ne se méfiera pas de moi ; à toi, on ne dirait rien. »

Sous son apparence un peu lourde, il avait beaucoup de finesse, Omer Fochard. Pierre se divertissait à le voir amener de loin, par des détours d’un imprévu comique, la remarque qu’il s’arrangeait toujours pour lancer avant de quitter une maison :

  1. Nom que les vignerons donnent au goûter de l’après-midi en Bourgogne.