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P. PERRAULT

dans l’avenue, ce fut lui qui les promena par les antiques salles du castel, et les amena chez lui, les prévenant qu’il ne les laisserait point repartir avant dîner.

Ils se firent prier, se prétendirent attendus, afin de donner l’apparence de l’imprévu à cet arrangement ; puis, en fin de compte, ils acceptèrent.

Car… la bossue était au coin de la cheminée, son fuseau à la main, silencieuse et raide, comme le chevalier en fer forgé qui se dressait devant l’âtre supporté par le chenet unique, mais ne perdant ni un mot ni un geste des deux visiteurs.

Tandis que la fermière, sa servante et ses filles s’occupaient à préparer le repas, les hommes, assis autour du feu de la cuisine, causaient.

Omer, après un moment, se mit à parler voyages : c’était de circonstance, puisqu’il rentrait depuis peu.

Et, à ce propos, il raconta un fait dont il avait été témoin : une vache, ayant sauté d’un pré sur la ligne du chemin de fer, s’était fait écraser par un train qui lui-même avait failli dérailler.

Partant de là, il établit un système comparatif de jadis à aujourd’hui, s’évertuant à prouver que, du temps des pataches, proportion gardée, on tuait des voyageurs tout autant.

Barmont protesta : il n’était pas partisan du progrès :

« Un accident de voiture, avoir des suites aussi désastreuses que le déraillement d’un train Vous rêvez, mon cher ami. On maîtrise des chevaux ; une locomotive, point. »

Mais le rôle d’Omer n’était pas de se laisser convaincre. À l’appui de sa thèse, il cita toutes les chutes de voiture, toutes les catastrophes venues à sa connaissance.

« Et cet accident-là, tenez ! s’écria-t-il après en avoir énuméré un certain nombre ; sur une route superbe que nous parcourons sans cesse : celle de Thouars. Je songeais bien juste à naître à l’époque où il a eu lieu ; n’empêche que je peux vous garantir l’exactitude des faits ; pas plus tard que la semaine dernière, Mlle Lorin en parlait encore à la maison. »

Et, à dessein, il se mit à conter la tragique aventure tout de travers.

La bossue l’écoutait en se trémoussant sur son siège et remuant les lèvres, comme une personne qui lutte contre l’envie d’intervenir ; toutefois, elle ne s’y décidait point.

« Qu’inventer pour lui délier la langue ? » se demandait Omer, en continuant d’entasser détail sur détail, sans nul souci de la vérité.

À la fin, il imagina d’affirmer que les six blessés — il en avait ajouté quatre — étaient tous morts le lendemain à l’hôpital.

Pour le coup, la vieille servante n’y tint plus. Avec un petit ricanement sec, elle intervint :

« À qui contez-vous ça, Omer Fochard ? »

Sa bouche édentée eut une velléité de sourire, tandis qu’elle expliquait :

« Je vous connais depuis longtemps, mon gars. C’est moi qui vous réchauffais les pieds, sur la bouillotte, à la cuisine de l’hôtel du Cheval-Blanc, quand votre papa vous amenait avec lui à Thouars tout petit.

— Peut-être bien… c’est loin… »

Il la regardait, cherchait sur le visage un trait, une expression de physionomie qui la lui remit en mémoire. Il aurait voulu lui dire : « Je me souviens… », à cette bonne vieille qui affirmait l’avoir choyé dans son enfance ; mais rien ! Son dos, son pauvre dos voûté surtout le déroutait.

Elle lut dans ses yeux ce qu’il n’osait avouer :

« Ça ne se voyait presque pas, alors, que j’étais bossue, observa-t-elle. J’ai fini de me déformer à la longue, en faisant des ouvrages trop forts pour moi. En huit ans, à l’hôtel, j’ai peiné, dame ! oui !… Le jour dont vous parlez, personne n’a péri, ni « le chevau », ni les gens. Et d’abord, il y a eu deux blessés, non six. C’est bien vrai que le cocher a été conduit à l’hôpital, rapport à ce qu’il fallait lui faire l’opération. Oui, on l’a amputé ; même, il est mort des suites, mais longtemps après ; des mois ! Pour le bourgeois, il a été amené droit à l’hôtel. C’est moi qui ai mis les draps à son lit et qui lui ai servi de garde-malade. »