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COLETTE EN RHODESIA

ses maisons à balcons, à poutrelles, à pignons ; sa population si gaie, si ensoleillée.

Le docteur Lhomond, dont la mémoire fidèle enregistre tout ce qu’il lit, cite couramment une page des Contes de mon moulin :

« Qui n’a pas vu Avignon du temps des papes n’a rien vu. Pour la gaieté, la vie, l’animation, le train des fêtes, jamais une vie pareille. C’étaient, du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues jonchées de fleurs, tapissées de hautes lices ; des arrivages de cardinaux par le Rhône, bannières au vent, galères pavoisées, les soldats du pape qui chantaient du latin sur les places, les crécelles des frères quêteurs ; puis, du haut en bas, des maisons qui se pressaient en bourdonnant autour du grand palais papal comme des abeilles autour de leur ruche ; c’était encore le tic tac des métiers à dentelles, leva-et-vient des navettes tissant l’or des chasubles, les petits marteaux des ciseleurs de burettes, les tables d’harmonie qu’on ajustait chez les luthiers, les cantiques des ourdisseuses : — par là-dessus le bruit des cloches, et toujours quelques tambourins qu’on entendait ronfler là-bas, du côté du pont. Car, chez nous, quand le peuple est content, il faut qu’il danse, il faut qu’il danse ! Et comme en ce temps-là, les rues de la ville étaient trop étroites pour la farandole, fifres et tambourins se portaient sur le pont d’Avignon, au vent frais du Rhône, et jour et nuit l’on y dansait… l’on y dan sait !… Ah ! l’heureux temps ! l’heureuse ville ! Des hallebardes qui ne coupaient pas ; des prisons où l’on mettait le vin à rafraîchir ! Jamais de disette ; jamais de guerre !… »

« Toutes choses fort jolies à dire, reprit le docteur, mais peu conformes il me semble à la réalité. Car, au moyen âge, la peste, la famine et la guerre étaient à l’état endémique, et il ne me semble pas que la ville des papes ait été plus qu’une autre affranchie de ces fléaux. La peste noire y fit de terribles ravages en 1348. Dans les trois jours qui précédèrent le premier dimanche de carême il y mourut, dit-on, quatorze cents personnes, parmi les quelles la célèbre Laure de Noves.

— Laure de Noves ! répéta Gérard rêveur ; n’est-il pas surprenant de penser qu’une personne dont on ne sait rien, sinon qu’elle paraît avoir été assez terne, ait été vouée à l’immortalité par des sonnets encore plus ennuyeux qu’elle !

— Terne ! protesta le docteur ; vous êtes difficile ! Voici le portrait que j’ai trouvé d’elle dans une vieille collection de l’Athénèe de Vaucluse : des traits fins et réguliers, la physionomie douce, le maintien modeste, la démarche noble, la taille svelte, les sourcils noirs, les cheveux blonds…

— Une véritable beauté de passeport, s’écria Gérard ; il n’y manque que : « yeux grands, nez moyen, bouche petite », pour que ce soit complet.

— Le fait est, dit M. Massey en riant, que ce portrait esquissé par des gens qui n’ont point vu la célèbre Laure ne nous apprend pas grand’chose sur elle. Combien un petit bout de poésie, même médiocre, en dit plus parfois s’il vient du cœur que beaucoup de vers et beaucoup de prose. Vous connaissez ce quatrain que le roi François Ier fit placer dans le cercueil de Laure lorsque par une curiosité bizarre il voulut voir ses ossements :


Ô gentille âme, estant tant estimée.
Qui te pourra louer qu’en se taisant ?
Car la parole est toujours réprimée
Quand le sujet surmonte le disant.


Ainsi devisant, on dépassait le comtat d’Avignon, on franchissait à toute vapeur la distance ; à Lyon, à Laroche, les seuls arrêts du rapide, on visitait l’ami Goliath que la compagnie de Le Guen semblait avoir remis un peu dans son assiette. Mais, à Paris, nouveau crève-cœur général, quand on apprend que le fourgon et son pensionnaire vont être remisés provisoirement à la gare des marchandises de Bercy.

« Mais enfin, voyons ! s’écrie le bon M. Massey, un peu impatienté des mines longues qu’il voit se dessiner autour de lui. Que proposeriez-vous ? Que voudriez-vous qu’on fit ? Nous ne pouvons vraiment pas penser à l’amener au Grand Hôtel ! »

mm(La suite prochainement.)
André Laurie.mm