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encourageantes paroles que fit entendre le capitaine Bourcart. Aussi maître Ollive crut-il opportun de plaisanter Jean-Marie Cabidoulin sur son crocodile-poulpe-krako-kraque.

« Tu as perdu ta bouteille… vieux !… dit-il en lui frappant sur l’épaule.

— Je l’ai gagnée, répliqua maître Cabidoulin, mais ni toi ni moi ne serons là pour la boire…

— Quoi !… tu prétends que ton monstre…

— Est toujours là… et, en regardant bien, on distingue tantôt sa queue… tantôt sa tête !…

— Tout ça… des imaginations de ta sacrée caboche !…

— Et il nous tient dans ses pinces… et il ne nous lâchera pas… et je sais bien où il nous mène…

— Il nous mène là d’où nous reviendrons, vieux !… riposta maître Ollive. Et, après bouteille de tafia, bouteille de rhum que nous nous en tirerons sains et saufs !… »

Jean-Marie Cabidoulin haussa les épaules, et jamais il n’avait jeté un plus méprisant regard sur son camarade ! Penché au-dessus de la lisse, c’est qu’il croyait réellement voir la tête du monstre, une sorte de tête de cheval à bec énorme, sortant d’une épaisse crinière, puis, à quelques centaines de pieds, sa queue monstrueuse battant avec fureur les eaux dénivelées sur une large étendue !… Et, pour tout dire, novices et matelots voyaient tout cela par les yeux de l’entêté tonnelier.

Cependant, si aucune terre ne se relevait au nord, des glaces flottantes se déplaçaient alors sur un vaste espace. Aucun doute, le Saint-Enochtraversait les parages polaires au delà du détroit. De combien de degrés au-dessus du soixante-dixième parallèle, cela n’aurait pu être établi que par une observation impossible à cette heure avancée du jour.

Au surplus, moins de dix minutes après, le matelot Gastinet, qui venait de se hisser à la hune de misaine, criait d’une voix retentissante :

« Banquise par bâbord devant ! »

Un ice-field apparaissait à la distance de trois milles vers le nord. Plat comme un miroir, il réverbérait les derniers rayons du soleil. Au fond, les premiers blocs de la banquise, dont la crête se profilait à une centaine de toises au-dessus du niveau de la mer. Sur l’ice-field, tout un monde d’oiseaux, mouettes, guillemots, manchots frégates, tandis que les phoques, par couples nombreux, rampaient sur ses bords.

La banquise pouvait être éloignée de trois à quatre milles, et le vent, qui fraîchissait, y portait directement. La mer était assurément plus houleuse que ne le comportait la brise, ce qui tenait à ce que l’énorme lame courait encore au milieu des glaçons entre-choqués. Et, sans doute, elle viendrait se tuer contre l’inébranlable barrière arctique.

Aussi de lourds paquets de mer tombaient-ils sur le pont duSaint-Enoch dont les pavois furent défoncés par le travers du mât de misaine. À un moment, le navire donna une telle bande que l’eau l’envahit jusqu’à la dunette. Si les panneaux de la cale n’eussent résisté, il aurait coulé à pic.

À mesure que tombait le jour, la tourmente s’accentuait et se déchaînait en effroyables rafales mélangées de neige.

Enfin, vers sept heures du soir, le Saint-Enoch, une dernière fois soulevé, fut précipité sur l’ice-field, le traversa en glissant à sa surface et vint buter contre les blocs de la banquise.

mm(La suite prochainement.)
Jules Verne.mm




LA TOURTERELLE

CONTE ROMAIN

V


Les chars, les chevaux, les litières, la foule tumultueuse revenant du forum, tout ce qui, voilà un instant, emplissait les rues de mouvement et de vie, a disparu : les petites boutiques ont leurs volets clos ; plus un passant, plus un bruit.