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est fâcheux que M. Filhiol n’ait pas eu plus tôt cette excellente idée d’embarquer sur le Saint-Enoch

— Et je le regrette, répliqua gaiement le docteur, car je n’aurais nulle part trouvé meilleur accueil ni meilleure compagnie…

— Inutile de récriminer, mes amis !… déclara M. Bourcart. Les bonnes idées ne viennent point quand on veut…

— Pas plus que les baleines, s’écria Romain Allotte. Aussi, quand on les signale, il faut être prêt à les amarrer…

— D’ailleurs, fit remarquer le docteur Filhiol, ce n’était pas seulement le médecin qui manquait au Saint-Enoch, c’était aussi le tonnelier…

— Juste, répondit le capitaine Bourcart, et n’oublions pas que c’est vous, mon cher Filhiol, qui m’avez parlé de Jean-Marie Cabidoulin… Assurément, sans votre intervention, je n’aurais jamais eu la pensée de m’adresser à lui…

— Enfin il est à bord, conclut M. Heurtaux, et c’est l’essentiel. Mais, capitaine, tel que je le connais, je n’aurais jamais cru qu’il aurait consenti à quitter sa boutique et ses tonnes… À plusieurs reprises, et malgré les avantages qu’on lui offrait, il avait refusé de reprendre la mer, et il faut que vous ayez été assez persuasif…

— Eh bien, reprit le capitaine Bourcart, je n’ai pas eu à subir trop de résistance… À l’entendre, il était fatigué de la navigation… Il avait eu l’heureuse chance de s’en tirer jusqu’ici… Pourquoi tenter le sort ?… On finit toujours par y rester… Il faut savoir se déhaler à temps… Bref, vous connaissez les litanies du brave homme !… Et puis cette prétention qu’il avait vu tout ce que l’on peut voir au cours d’une campagne de pêche…

— On n’a jamais tout vu, déclara le lieutenant Allotte, et, pour mon compte, je m’attends sans cesse à quelque chose d’imprévu, d’extraordinaire…

— Ce qui serait extraordinaire, je dirai même absolument invraisemblable, mes amis, affirma M. Bourcart, ce serait que la fortune abandonnât le Saint-Enoch !… Ce serait que cette campagne ne valût pas celles qui l’ont précédée et dont nous avons tiré grand bénéfice !… Ce serait qu’il nous tombât quelque mauvais coup de chien !… Ce serait que notre navire ne rapportât pas son plein chargement de fanons et d’huile !… Or je suis bien tranquille à ce sujet !… Le passé garantit l’avenir, et, lorsque le Saint-Enoch rentrera au bassin du Commerce, il aura ses deux mille barils remplis jusqu’à la bonde ! »

Et, ma foi, s’il l’eût entendu parler avec cette imperturbable confiance, Jean-Marie Cabidoulin lui-même se fût peut-être dit que, pour cette campagne tout au moins, on ne courait aucun risque, tant il était chanceux, le navire du capitaine Bourcart !

Après avoir relevé dans le sud-est les hauteurs du cap Ortegal, le Saint-Enoch, favorisé par les conditions atmosphériques, se dirigea sur Madère, de façon à passer entre les Açores et les Canaries. L’équipage retrouva un excellent climat, une température moyenne, dès que le Tropique eut été franchi, avant les îles du Cap-Vert.

Ce qui ne laissait pas d’étonner quelque peu le capitaine, ses officiers et ses matelots, c’est que jusqu’alors aucune baleine n’avait pu être poursuivie. Si deux ou trois furent aperçues, elles soufflaient à une telle distance qu’on ne pouvait songer à amener les pirogues. Il y aurait eu temps, fatigues, dépensés en pure perte, et, à tout prendre, mieux valait rallier les lieux de pêche le plus vite possible, soit sur les mers très exploitées à cette époque de la Nouvelle-Zélande, soit sur celles du Pacifique septentrional. Il importait donc de ne point s’attarder en route.

Lorsque les bâtiments ont à se rendre des ports de l’Europe à l’océan Pacifique, ils peuvent le faire, — traversée presque égale, — soit en doublant le cap de Bonne-Espérance à l’extrémité de l’Afrique, soit en doublant le cap Horn à l’extrémité de l’Amérique, et il en sera ainsi tant que le canal de Panama n’aura pas été ouvert. Mais, en ce qui concerne la voie du cap Horn, il y a nécessité de descendre jusqu’au cinquante-cinquième parallèle