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de violence pour que l’on pût déhaler une embarcation. Il ne restait donc, comme moyen de secours, que de jeter des bouées, ce qui fut fait à l’instant.

Par malheur, Gastinet était tombé au vent, et, comme le navire dérivait, les bouées ne pouvaient arriver jusqu’à sa portée. Aussi cherchait-il à les atteindre en nageant d’un bras vigoureux.

« À larguer la misaine et le perroquet de fougue ! » commanda le capitaine Bourcart.

Et, en virant, le Saint-Enoch se rapprocherait de l’homme qui se débattait au milieu des lames, à une demi-encâblure du bord. D’ailleurs Gastinet ne tarda pas à saisir une des bouées, et, à la condition de s’y maintenir, il serait assurément recueilli lorsque le bâtiment aurait viré de bord.

Mais voici que la situation se compliqua effroyablement.

« Un requin… un requin ! » venaient de crier quelques matelots postés sur la dunette.

Un de ces terribles squales apparaissait et disparaissait entre les lames sous le vent du navire, après avoir passé à l’arrière.

On connaît la voracité extraordinaire, la force prodigieuse de ces monstres, — rien que mâchoires et estomac, a-t-on justement pu dire. Et si le malheureux était rencontré par ce requin, s’il n’avait pu être hissé à bord auparavant…

Or, bien que le squale ne fût plus qu’à une centaine de pieds de lui, Gastinet ne l’avait pas aperçu. Il n’avait pas même entendu le cri jeté du haut de la dunette, et ne se doutait pas de l’effroyable danger qui le menaçait.

À ce moment, plusieurs coups de feu éclatèrent. Le second Heurtaux et Romain Allotte, ayant en toute hâte décroché leurs carabines au râtelier du carré, venaient de tirer sur l’animal.

Celui-ci avait-il été atteint ?… On ne savait. Toutefois il plongea, et sa tête n’émergea plus du creux des lames.

Cependant, la barre dessous, le navire commençait à lofer. Mais, par une mer aussi forte, parviendrait-il à faire son abattée ?… S’il manquait à virer, — ce qui était à craindre dans ces mauvaises conditions, — la manœuvre aurait été inutile…

Il y eut un instant de terrible anxiété. Le Saint-Enoch, tandis que ses voiles ralinguaient et détonaient avec violence, eut quelques secondes d’hésitation. Enfin ses focs prirent, et il dépassa la ligne du vent en donnant une bande telle que ses dallots engagèrent.

Alors, les écoutes solidement raidies, il se maintint au plus près et gagna vers la bouée, à laquelle se cramponnait le matelot. On put lui envoyer un bout de grelin ; il saisit vigoureusement et fut halé à la hauteur des bastingages, au moment où le squale, se retournant, les mâchoires ouvertes, allait le happer par la jambe.

Lorsque Gastinet eut été déposé sur le pont, il perdit connaissance. Mais il était sauvé, et le docteur Filhiol n’eut pas grand’peine à le ranimer.

Entre temps, le harponneur Ducrest avait lancé au monstre un croc garni d’un morceau de carcasse de bœuf.

Mais peut-être le requin avait-il fui, car on ne le voyait plus…

Soudain une violente secousse se produisit, qui aurait entraîné la ligne, si elle n’eût été solidement tournée à un des taquets du bastingage.

L’animal était pris. Le croc enfoncé dans sa gueule, ne larguerait pas. Six hommes se mirent sur la ligne et le sortirent de l’eau. Puis, sa queue saisie par un nœud coulant, on le remonta au moyen d’un palan, et il retomba sur le pont, où quelques coups de hache l’eurent bientôt éventré.

D’habitude, les matelots ont la curiosité de regarder ce que contient l’estomac de ces monstres, dont le nom, à ce que l’on prétend, n’est que le mot latin requiem.

Voici ce qui fut retiré du ventre de ce squale, où il y aurait encore eu de la place pour le pauvre Gastinet : quantité d’objets tombés à la mer, une bouteille vide, trois boîtes de conserves vides également, plusieurs brasses de bitord, un morceau de faubert, des débris d’os, un surouët de toile cirée,