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« Mes amis, nous venons de franchir l’Équateur, et voici le Saint-Enoch revenu dans l’hémisphère septentrional. »

Comme le docteur Filhiol — le seul à bord qui n’eût point passé la Ligne — n’avait pas été soumis au baptême en descendant l’Atlantique, cette fois encore on lui épargna les cérémonies plus ou moins désagréables du bonhomme Tropique. Les officiers se contentèrent de boire au succès de la campagne dans le carré, aussi bien que l’équipage dans le poste. Les hommes avaient reçu double ration d’eau-de-vie — ce qui se faisait chaque fois qu’on avait amarré une baleine.

Il fallut même, en dépit de ses interminables grognements, que Jean-Marie Cabidoulin choquât sa tasse contre la tasse de maître Ollive :

« Un bon coup à travers le gosier, ça ne se refuse pas…, lui dit son camarade.

— Non, certes ! répliqua le tonnelier, mais ce n’est pas ça qui changera ma manière de voir.

— Change pas, vieux, mais bois tout de même ! »

D’ordinaire, sur cette partie du Pacifique, les vents sont très faibles à cette époque de l’année, et le Saint-Enoch fut à peu près encalminé. C’est alors que les heures semblent longues ! Sans faire route, du soir au matin et du matin au soir, un bâtiment est le jouet de la houle. On cherche donc à se distraire par la lecture, par la conversation, à moins de demander au sommeil l’oubli des heures au milieu de ces chaleurs accablantes des Tropiques.

Un après-midi, le 27 avril, M. Bourcart, les officiers, le docteur Filhiol, et aussi maître Ollive et maître Cabidoulin, abrités sous la tente de la dunette, causaient de choses et d’autres.

Et alors, le second, s’adressant au tonnelier, de lui dire :

« Voyons, Cabidoulin, avouerez-vous que d’avoir déjà neuf cents barils d’huile dans sa cale, c’est un bon début pour une saison de pêche ?…

— Neuf cents barils, monsieur Heurtaux, répondit le tonnelier, ce n’est pas deux mille, et les onze cents autres ne se rempliront peut-être pas comme on remplit sa tasse à la cambuse !…

— C’est donc, observa en riant le lieutenant Coquebert, que nous ne rencontrerons plus une seule baleine…

— Et que le grand serpent de mer les aura toutes avalées ?… ajouta sur le même ton le lieutenant Allotte :

— Peut-être… répondit le tonnelier, qui se gardait bien de plaisanter.

— Maître Cabidoulin, demanda le capitaine Bourcart, vous y croyez donc toujours, à ce monstre des monstres ?…

— S’il y croit, le têtu !… déclara maître Ollive. Mais il ne s’arrête pas d’en causer sur le gaillard d’avant…

— Et il en parlera encore ! affirma le tonnelier.

— Bon ! dit M. Heurtaux ; pour la plupart de nos hommes, ça n’a pas grand inconvénient et ils ne donnent pas dans les contes de Cabidoulin !… Mais pour ce qui est des novices, c’est autre chose, et je ne suis pas sûr qu’ils ne finissent par s’effrayer…

— Alors, retenez votre langue, Cabidoulin, ordonna M. Bourcart.

— Et pourquoi, capitaine ?… répondit le tonnelier. Au moins ces gens-là seront prévenus… et lorsqu’il rencontreront le serpent de mer… ou tout autre monstre marin…

— Comment, demanda M. Heurtaux, vous avez l’idée que nous le rencontrerons, ce fameux serpent de mer ?…

— Pas de doute à cela.

— Et pourquoi ?

— Pourquoi ?… Voyez-vous, monsieur Heurtaux, c’est une conviction que j’ai, et les plaisanteries de maître Ollive n’y feront rien…

— Voyons… pendant vos quarante ans de navigation dans l’Atlantique et le Pacifique, vous ne l’avez pas vu, que je sache, cet animal fantastique ?…

— Et je comptais bien ne jamais le voir, puisque j’avais pris ma retraite, répondit le tonnelier. Mais M. Bourcart est venu me relancer, et, cette fois, je n’y échapperai pas !

— Eh bien, je ne serais pas fâché de la rencontre !… s’écria le lieutenant Allotte.