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LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD PARESSEUX

« Édouard, quelle est la capitale de l’île de Luçon ?

— La capitale de l’ile de Luço-on ? »

Dites-moi pourquoi les enfants qui ne savent pas répètent ainsi, d’un ton trainant, la question qu’on leur adresse ; apparemment pour gagner du temps. Édouard, en outre, saisit son pied droit de sa main droite et le balança.

« Édouard, voilà une tenue ! »

Édouard lâcha son pied et s’en prit à ses oreilles. Adrienne, qui était présente, eut un petit rire étouffé.

« Comment, Édouard, tu ne sais pas…

— C’est Adrienne, maman, qui se moque de moi.

— Si c’est cela qui t’empêche, par exemple ! Puisque c’est parce que tu ne sais pas que je ris.

— Je la tiens ! s’écria Édouard en se frappant le front. Oui, c’est Na… Naugasaki. »

Adrienne se mit à rire tout haut.

« Parfait ! Et Manille est la capitale du Japon, n’est-ce pas ? Quels miracles tu fais, Édouard ! Changer les villes de place comme cela ! Est-ce par air ou par eau qu’elles voyagent ?

— Adrienne, dit la maman, il ne faut pas se moquer des ignorants. Ils sont assez malheureux, surtout quand leur ignorance est volontaire.

— Malheureux ! dit Édouard. En quoi les ignorants sont-ils malheureux ?

— Voudrais-tu bien être aveugle ?

— Oh ! dit en frémissant le petit garçon, non ! non ! j’aimerais mieux être manchot, bancal, ou n’importe quelle autre infirmité.

— Dans l’ordre moral et intellectuel, les ignorants sont des aveugles. Plus on sait, plus on voit.

— Pourvu que l’on y voie à se conduire…

— Mais précisément, les ignorants ne jouissent pas de cette faculté. Ils sont, comme les aveugles, obligés sans cesse de prendre des guides. Or le guide de l’aveugle est le plus souvent un bon chien, qui fait honnêtement son métier, ou un enfant, et ni l’un ni l’autre ne vont conduire le pauvre aveugle dans les précipices ou sous les pieds des chevaux. Attachés à lui, ils y périraient eux-mêmes ; ce n’est point leur intérêt. Mais il arrive souvent, au contraire, que les guides des ignorants ou ne savent pas les conduire ou croient avoir intérêt à les mal conduire, et de là, pour ceux-ci, toutes sortes d’inconvénients et de malheurs. »

Édouard ne répliqua rien ; mais son air peu convaincu semblait dire : Je n’en suis pas bien sûr. Il faut toujours des exemples pour les enfants. La maman le vit bien, et elle reprit :

« Tu sais. M. Charron, l’ancien négociant, dont le père était riche et lui avait laissé ce qu’on appelle d’excellentes affaires. Mais M. Charron n’avait jamais voulu étudier les mathématiques, et n’avait songé, enfant ou jeune homme, qu’à s’amuser. Devenu chef de la maison, il prit des commis, auxquels il confia tout le soin de ses affaires. Incapable même, soit par ignorance véritable, soit par paresse, d’exercer un contrôle efficace sur leurs comptes et leurs transactions, il en résulta qu’un jour ses commis lui apprirent une nouvelle : il était ruiné !

— Je comprends ça, dit Édouard ; mais