Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/102

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tômes, ne laissent autre chose à ceux qui les embrassent que la confusion et la honte de s’être laissé séduire, ou ce caractère de folie qui fait qu’on prend plaisir à se repaître d’illusions et de chimères. C’est ce qu’il faut montrer en particulier par des exemples.

On a déjà dit que nous avions coutume d’attribuer aux objets nos propres sensations, et que nous jugions que les couleurs, les odeurs, les saveurs et les autres qualités sensibles se trouvaient dans les corps que nous appelons colorés, odoriférants, savoureux, et ainsi des autres. On a reconnu que c’est une erreur. Il faut présentement montrer que nous nous servons de cette erreur comme d’un principe pour tirer de fausses conséquences, et qu’en suite nous regardons ces dernières conséquences commes d’autres principes sur lesquels nous continuons d’appuyer nos raisonnements. En un mot, il faut exposer ici les démarches que fait l’esprit humain dans la recherche de quelques vérités particulières lorsque ce faux principe, que nos sensations sont dans les objets, lui paraît incontestable.

Mais, afin de rendre ceci plus sensible, prenons quelque corps en particulier dont on rechercherait la nature, et voyons ce que ferait un homme qui voudrait, par exemple, connaître ce que c’est que du miel et du sel. La première chose que ferait cet homme serait d’en examiner la couleur, l’odeur, la saveur, et les autres qualités sensibles, quelles sont celles du miel et celles du sel, en quoi elles conviennent, en quoi elles diffèrent, et le rapport qu’elles peuvent encore avoir avec celles des autres corps. Cela fait, voici à peu près la manière dont il raisonnerait ; supposé qu’il crùt comme un principe incontestable que les sensations fussent dans les objets des sens.

II. Toutes les choses que je sens en goûtant, en voyant et en maniant ce miel et ce sel sont dans ce miel et dans ce sel. Or il est indubitable que ce que je sens dans le miel diffère essentiellement de ce que je sens dans le sel. La blancheur du sel diffère sans doute bien davantage que du plus et du moins de la couleur du miel, et la douceur du miel de la saveur piquante du sel : et par conséquent, il faut qu’il y ait une différence essentielle entre le miel et le sel ; puisque tout ce que je sens dans l’un et dans l’autre ne diffère pas seulement du plus et du moins, mais qu’il diffère essentiellement.

Voilà la première démarche que cette personne ferait ; car sans doute il ne peut juger que le miel et le sel diffèrent essentiellement que parce qu’il trouve que les apparences de l’un diffèrent essentiellement de celles de l’autre, c’est-à-dire que les sensations qu’il a du miel diffèrent essentiellement de celles qu’il a du sel, puisqu’il