Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/105

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consiste que dans la différente configuration de ses parties. C’est cette différente configuration qui fait que le miel est miel et que le sel est sel ; et quoiqu’il ne soit qu’accidente à la matière en général d’avoir la configuration des parties du miel ou du sel, et ainsi d’avoir la forme du miel ou du sel, on peut dire cependant qu’il est essentiel au miel et au sel, pour être ce qu’ils sont, d’avoir une telle ou telle configuration dans leurs parties : de même que les sensations de froid, de chaud, du plaisir et de la douleur ne sont point essentielles à l’âme, mais seulement à l’âme qui les sent ; parce que c’est par ces sensations qu’elle est appelée à sentir du chaud, du froid, du plaisir et de la douleur.


CHAPITRE XVII.
I. Autre exemple tiré de la morale, lequel fait voir que nos sens ne nous offrent que de faux biens. — II. Qu’il n’y a que Dieu qui soit notre bien. — III. Origine des erreurs des épicuriens et des stoïciens.


On a rapporté des preuves qui font, ce me semble, assez voir que ce préjugé, que nos sensations sont dans les objets est un principe très-fécond en erreurs dans la physique. Il en faut maintenant apporter d’autres tirées de la morale. dans laquelle ce même préjugé joint avec celui-ci, que les objets de nos sens sont les véritables causes de nos sensations, est aussi très-dangereux.

I. Il n’y a rien de si commun dans le monde que de voir des personnes qui s’attachent aux biens sensibles : les uns aiment la musique, les autres la bonne chère, et d’autres enfin sont passionnés pour d’autres choses. Or, voici à peu près de quelle manière ils doivent avoir raisonné pour s’être persuadé que tous ces objets sont des biens. Toutes ces saveurs agréables qui nous plaisent dans les festins, ces sons qui flattent l’oreille et ces autres plaisirs que nous sentons en d’autres occasions, sont sans doute renfermés dans les objets sensibles, ou tout au moins ces objets nous les font sentir, et nous ne pouvons les goûter que par leur moyen. Or il n’est pas possible de douter que le plaisir ne soit bon, que la douleur ne soit mauvaise : nous en sommes intérieurement convaincus ; et par conséquent les objets de nos passions sont des biens très-réels, auxquels nous devons nous attacher pour être heureux.

Voilà le raisonnement que nous faisons d’ordinaire presque sans y penser. Ainsi, c’est à cause que nous croyons que nos sensations sont dans les objets, ou bien que les objets ont en eux-mêmes le pouvoir de nous les faire sentir, que nous considérons comme nos biens des choses au-dessus desquelles nous sommes infiniment éle-