Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/114

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demande encore bien moins. Il suffit qu’ils entrent seulement en quelque défiance de leurs sens ; et s’ils ne peuvent pas rejeter entièrement leurs rapports comme faux et trompeurs, on leur demande seulement qu’ils doutent sérieusement que ces rapports soient entièrement vrais.

Et véritablement il me semble qu’on en a assez dit pour jeter au moins quelque scrupule dans lesprit des personnes raisonnables, et par conséquent pour les exciter à se servir de leur liberté autrement qu’ils n’ont fait jusqu’à présent ; car s’ils peuvent entrer dans quelque doute que les rapports de leurs sens soient vrais, ils auront aussi plus de facilité à retenir leur consentement, et à s’empêcher ainsi de tomber dans les erreurs où ils sont tombés jusqu’ici, principalement s’ils se souviennent de la règle qui est au commencement de ce traité : qu’on ne doit jamais donner un consentement entier qu’à des choses qui paraissent entièrement évidentes, et auxquelles on ne peut s’abstenir de consentir sans reconnaître avec une entière certitude que l’on ferait mauvais usage de sa liberté si l’on ne s’y rendait pas.

III. Au reste, qu’on ne s’imagine pas avoir peu avancé si on a seulement appris à douter. Savoir douter par esprit et par raison n’est pas si peu de chose qu’on le pense ; car, il faut le dire ici, il y a bien de la différence entre douter et douter. On doute par emportement et par brutalité, par aveuglement et par malice ; et enfin par fantaisie, et parce que l’on veut douter. Mais on doute aussi par prudence et par défiance, par sagesse et par pénétration d’esprit. Les académiciens et les athées doutent de la première sorte, les vrais philosophes doutent de la seconde : le premier doute est un doute de ténèbres, qui ne conduit point à la lumière, mais qui en éloigne toujours ; le second soutenait de la lumière, et il aide en quelque façon à la produire à son tour.

Ceux qui ne doutent que de la première façon ne comprennent pas ce que c’est que douter avec esprit ; ils se raillent de ce que M. Descartes apprend à douter dans la première de ses Méditations métaphysiques, parce qu’il leur semble qu’il n’y a qu’à douter par fantaisie, et qu’il n’y a qu’à dire en général que notre nature est infirme ; que notre esprit est plein d’aveuglement ; qu’il faut avoir un grand soin de se défaire de ses préjugés, et autres choses semblables. Ils pensent que cela suffit pour ne plus se laisser séduire à ses sens et pour ne plus se tromper du tout. Il ne suffit pas de dire que l’esprit est faible ; il faut lui faire sentir ses faiblesses. Ce n’est pas assez de dire qu’il est sujet à l’erreur ; il faut lui découvrir en quoi consistent ses erreurs. C’est ce que nous croyons